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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3La Traversée vers l'Inconnu


Camille Darmon

Camille serra contre elle son sac à main, ses doigts crispés autour de la sangle en cuir, comme si cet objet pouvait lui offrir une protection qu’elle ne ressentait plus. Les lumières de la gare Montparnasse s’étiraient en halos flous sur les sols carrelés, et un brouhaha constant emplissait l’espace. Les haut-parleurs diffusaient des annonces entrecoupées, mais leurs mots semblaient se dissoudre dans l’agitation chaotique de ses pensées. Elle scruta les visages anonymes autour d’elle, son regard bondissant d’une silhouette à l’autre avec une vigilance nerveuse. Un homme en costume s’approchait d’un kiosque, une femme avec un manteau rouge ajustait sa valise. Aucun ne semblait la remarquer, et pourtant, chaque mouvement déclenchait en elle un tressaillement, une alerte fugace : peut-être que Julien avait envoyé quelqu’un, peut-être qu’il savait déjà.

Le train pour Saint-Malo était annoncé à la voie 5. Camille inspira profondément, tentant de calmer le nœud qui se formait dans sa poitrine, puis s’avança d’un pas hésitant. Ses bottes résonnaient sur le sol, amplifiant sa solitude, tandis que le bruit des valises roulantes et les grincements métalliques des trains formaient une symphonie oppressante. Elle atteignit les portes automatiques menant au quai, où un contrôleur vérifiait les billets. En tendant le sien d’une main tremblante, elle évita soigneusement son regard et ancra ses pensées sur un détail futile : l’usure du cuir de son sac.

"Bonne soirée, madame," dit-il poliment, d’un ton neutre.

Elle hocha la tête sans répondre et s’engouffra dans l’air frais du quai. Le souffle nocturne lui arracha un frisson, mais la vue du train, immobile et majestueux dans le noir, ralentit l’agitation de son esprit. Ce train représentait bien plus qu’un simple moyen de transport : c’était une porte, une brèche dans la prison invisible que Julien avait construit autour d’elle. Mais cette liberté était encore fragile, incertaine.

Elle monta les marches métalliques et trouva enfin une place près d’une fenêtre, son sac posé sur ses genoux. Le compartiment était presque désert, à l’exception de quelques voyageurs dont les gestes fatigués trahissaient une lassitude semblable à la sienne. Le train démarra dans un frisson mécanique, et la gare disparut peu à peu, avalée par l’obscurité.

Les lumières artificielles de Paris filèrent à travers la vitre, se mêlant à son reflet pâle. Camille détourna les yeux, incapable de soutenir cette image vulnérable. Elle sortit son téléphone, hésita un instant, son pouce planant au-dessus de l’écran. Une impulsion sourde lui soufflait d’envoyer un dernier message à Julien, une explication, une excuse. Mais elle repoussa cette idée avec une fermeté nouvelle et éteignit l’appareil. Le poids de sa décision s’abattit alors sur elle. Julien ne pouvait la suivre ici, pas encore, mais la peur refusait de s’éteindre.

Alors que la ville s’éloignait, remplacée par les ténèbres des campagnes, ses pensées se dispersèrent. Des souvenirs surgissaient comme des éclats douloureux : la main de Julien serrant son poignet, ses reproches acérés murmurés comme une sentence. Elle ferma les yeux, mais l’obscurité réveillait d’autres images. Elle le revit, debout dans leur salon, une colère froide dans ses yeux, et elle-même, paralysée, incapable de réagir. Une sensation de brûlure remonta dans son bras, là où il l’avait saisie quelques jours plus tôt, et elle frotta inconsciemment la peau, comme pour effacer la mémoire.

Le froid du verre de la fenêtre contre sa tempe calma un instant la tempête. Peu à peu, les contours flous de Saint-Malo s’esquissèrent dans son esprit : les ruelles pavées, les remparts battus par les vents, la mer infinie. Ces souvenirs avaient autrefois été synonymes de liberté, d’une lumière qu’elle avait cru pouvoir poursuivre avec Julien. Mais cette lumière, comme tant d’autres choses, s’était ternie sous son emprise.

Une larme glissa sur sa joue, qu’elle essuya d’un geste brusque. Ce n’était pas le moment de flancher. À chaque kilomètre parcouru, Paris s’éloignait. Et pourtant, le poids de Julien, son ombre, semblait s’accrocher à elle, lourd et immuable.

Une annonce grésilla dans le haut-parleur, interrompant son fil de pensées. Camille réalisa qu’elle s’était brièvement assoupie, le visage appuyé contre la vitre froide. Elle redressa les épaules, ajusta l’écharpe grise autour de son cou et fixa les premières lueurs de Saint-Malo qui perçaient l’obscurité.

Lorsque le train s’arrêta enfin dans un grincement métallique, Camille resta immobile, son regard fixé sur le quai désert. Elle inspira profondément, rassembla son courage, puis se leva, attrapant son sac. À l’extérieur, l’air marin, chargé d’iode, emplit ses poumons, un contraste saisissant avec l’atmosphère étouffante de Paris.

Un mouvement attira son attention près du réverbère. Une silhouette familière se détachait, les bras croisés contre le froid : Hélène. Sa tante portait un manteau en laine sombre et des bottes usées, son visage marqué par le temps, mais illuminé par des yeux d’un bleu perçant, un ancrage dans ce nouvel inconnu.

"Camille," dit Hélène doucement en s’approchant. Sa voix, ferme mais tendre, brisa la digue des émotions refoulées.

Camille vacilla, son corps enfin autorisé à céder sous le poids des derniers jours, des dernières années peut-être. Hélène ouvrit les bras, et Camille s’y réfugia, enfouissant son visage dans la laine rugueuse de son manteau.

"Tu es en sécurité maintenant," murmura sa tante, caressant doucement ses cheveux.

Ces mots glissèrent en elle, une promesse qu’elle voulait croire, mais une part d’elle restait sur ses gardes, incapable de baisser totalement la muraille autour de son cœur.

Elles prirent la voiture d’Hélène, une vieille berline qui vibrait légèrement à chaque tournant, rythmant le silence apaisant entre elles. Les arbres bordant la route se découpaient en ombres noires sous la lumière des phares, leurs branches squelettiques comme des témoins silencieux de ses pensées.

Lorsqu’elles atteignirent la maison, Camille sentit quelque chose céder en elle. Les volets bleus, les murs de pierre, la lumière chaleureuse filtrant des fenêtres... Une scène presque irréelle, un tableau qui contrastait violemment avec le décor froid de Paris.

À l’intérieur, l’odeur familière du café et de la peinture à l’huile l’enveloppa. Des tapis moelleux, le crépitement d’un feu, des meubles aux coins usés... Chaque détail semblait murmurer l’existence d’un refuge.

"Tu dois être épuisée," dit doucement Hélène en lui tendant une tasse de thé fumante.

Camille hocha la tête, incapable de parler, et s’assit près de la cheminée. La chaleur commença à détendre ses muscles tendus, une lente libération.

"Prends tout le temps dont tu as besoin," ajouta Hélène en s’asseyant en face d’elle.

Le silence qui suivit ne fut ni oppressant ni lourd. Il était rempli d’une compréhension tacite, respectueuse des blessures invisibles de Camille. Enfin, elle leva les yeux vers sa tante.

"Merci," murmura-t-elle, sa voix brisée mais sincère.

Hélène répondit par un sourire triste, un sourire qui exprimait à la fois de l’amour et une peine enfouie.

Cette nuit-là, seule dans une chambre simple mais accueillante, Camille s’étendit sur le lit. Les ténèbres de ses pensées revenaient par vagues, mais une lueur persistait. Faible, hésitante, mais réelle. Cette lumière, elle s’y accrocherait, coûte que coûte.