Chapitre 2 — La deuxième victime
Emma Leblanc
L’odeur aseptique caractéristique de la morgue d’Annecy semblait encore imprégner les narines d’Emma lorsqu’elle franchit les portes vitrées de la Clinique Privée Saint-Odile. Une sérénité factice émanait des murs ornés de tableaux lumineux aux motifs apaisants, des bouquets de fleurs fraîches disposés dans les coins stratégiques et des lumières tamisées qui enveloppaient les couloirs d’une douceur artificielle. Pourtant, sous cette façade impeccable, une tension sourde s’insinuait. Emma le percevait dans les regards furtifs des membres du personnel en blouses immaculées et dans le silence pesant qui s’étendait comme une ombre dans les couloirs déserts.
Ajustant le col de son manteau, Emma serra son sac à bandoulière, où elle dissimulait des échantillons qu’elle avait prélevés la veille. La matinée avait été une suite de recherches infructueuses : les bases de données médicales n’offraient aucune explication aux symptômes qu’elle avait observés chez le touriste d’Annecy. Tandis qu’elle s’apprêtait à se replonger dans ses analyses, un message cryptique de Pierre avait allumé une nouvelle étincelle de curiosité : « Décès suspect à Saint-Odile. Pneumonie atypique, dossier intéressant ? » Avec une adresse en pièce jointe, l’appel implicite à l’enquête était trop fort pour qu’elle l’ignore.
Tandis qu’elle avançait vers les ascenseurs, une réceptionniste à l’air ennuyé l’intercepta, lui jetant un regard méfiant.
« Vous avez rendez-vous, madame ? »
Emma esquissa un sourire froid, son ton tranchant. « Je suis médecin légiste. J’ai besoin d’accéder au dossier d’une patiente récente. Si vous pouviez m’indiquer le service concerné ? » Elle brandit son badge avec assurance, espérant que l’autorité qu’il suggérait suffirait à couper court à toute objection.
La réceptionniste haussa un sourcil mais finit par céder. « Deuxième étage, service des archives. Demandez à la coordinatrice. »
Une fois dans l’ascenseur, Emma pressa le bouton du deuxième étage. Les portes s’ouvrirent sur un couloir plus sombre, où une infirmière au visage marqué par la fatigue l’accueillit. Après un bref échange, Emma obtint l’aide nécessaire en insistant sur son caractère officiel.
« Vous parlez de Justine Caron, je suppose ? » murmura l’infirmière en désignant un bureau adjacent. « C’est elle qui est décédée hier soir. Tout le monde ici est sous le choc. »
Le nom ne lui disait rien, mais Emma fronça les sourcils, intriguée par le ton de l’infirmière. « Que savez-vous de sa mort ? »
L’infirmière hésita, son regard fuyant. « On dit que c’était une pneumonie sévère… mais c’était si soudain. Justine était en parfaite santé il y a encore quelques jours. Elle passait beaucoup de temps à l’étage 4 ces derniers mois. Vous savez, on évite d’en parler, mais… il y a de quoi s’inquiéter. »
Emma sentit un frisson lui parcourir l’échine. Ces mots réveillèrent en elle une intuition désagréable, celle d’une vérité dissimulée. Elle remercia brièvement l’infirmière et entra dans le bureau qu’on lui avait indiqué, refermant la porte derrière elle avec précaution.
La pièce était étroite et encombrée, emplissant l’air d’une odeur de papier et de désinfectant. Sur une étagère, des classeurs et des boîtes alignés avec soin attendaient d’être consultés. Emma trouva rapidement le dossier de Justine Caron et l’ouvrit sur le bureau. À première vue, tout semblait correspondre à un diagnostic classique de pneumonie atypique : essoufflement, cyanose des extrémités, fièvre importante. Cependant, un détail attira immédiatement son attention. Les observations du médecin traitant mentionnaient des anomalies pulmonaires décrites comme « d’origine indéterminée », une formulation vague qui éveilla sa méfiance.
Elle examina ensuite les analyses sanguines. Les marqueurs inflammatoires étaient anormalement élevés, rappelant les données relevées la veille sur le cadavre du touriste d’Annecy. Emma sentit son cœur s’accélérer. Deux cas avec des symptômes similaires en l’espace de vingt-quatre heures ? La coïncidence était impossible.
Un passage dans le rapport mentionnait des prélèvements tissulaires envoyés à un laboratoire privé pour analyse, bien que les résultats n’aient pas encore été communiqués. La frustration monta en elle, mais elle maintint son calme, parcourant le dossier à la recherche d’autres indices.
Dans le sac contenant les effets personnels de Justine, Emma trouva des objets banals : une montre, un téléphone éteint, une carte d’identité. Mais enfoui sous tout cela, un carnet de notes attira son attention. Les pages étaient remplies d’une écriture rapide et élégante, détaillant des réflexions anodines sur le travail quotidien. Jusqu’à la dernière page.
*« Pourquoi les patients de l’étage 4 ne guérissent-ils jamais ? »*
Emma sentit un frisson glacé. Cette phrase, isolée dans le carnet, semblait être une mise en garde. Elle plia soigneusement l’objet et le glissa dans son sac, le poids de sa décision alourdissant ses épaules. À cet instant, un bruit dans le couloir fit sursauter son cœur. Des pas rapides, étouffés, se rapprochaient.
Elle se figea, écoutant attentivement. Les pas ralentirent, et une ombre passa sous la porte. Aucun son ne suivit. Après une longue minute de silence, Emma se força à ouvrir la porte et sortit discrètement dans le couloir principal.
C’est alors qu’un homme apparut soudainement devant elle, surgissant de l’ombre comme une silhouette fantomatique. Il portait un trench-coat gris froissé et avait un visage anguleux, marqué par une étrangeté indéfinissable. Ses yeux, d’un bleu glacial, la fixèrent avec une intensité presque inhumaine.
« Docteur Leblanc, » murmura-t-il d’une voix rauque, presque sifflante. « Vous cherchez des réponses, n’est-ce pas ? »
Emma serra instinctivement son sac à bandoulière, contenant le carnet et les échantillons. « Qui êtes-vous ? » demanda-t-elle, sa voix plus ferme qu’elle ne se sentait.
L’homme esquissa un sourire énigmatique. « Gargon. Appelez-moi Gargon. »
Elle fronça les sourcils. « Si vous venez me menacer, je vous préviens que… »
Il leva une main pour l’interrompre, son expression se durcissant. « Ne perdez pas votre temps à fouiller ici. Cherchez le marqueur. C’est la clé. »
Avant qu’elle ne puisse répondre ou le questionner davantage, il tourna les talons et disparut dans un couloir adjacent, ses pas résonnant faiblement sur le sol carrelé. Emma resta figée, les mots de l’homme résonnant dans son esprit comme un écho persistant.
Prise d’un étrange mélange d’inquiétude et de détermination, elle quitta rapidement la clinique. À l’extérieur, la pluie s’était intensifiée, enveloppant la ville d’un voile scintillant sous les réverbères. Elle s’arrêta sur le trottoir, inspirant profondément l’air froid pour calmer ses pensées chaotiques.
Dans cette atmosphère pesante, elle savait qu’elle venait de franchir une ligne invisible. Ce mystère, qui l’avait d’abord captivée par curiosité professionnelle, devenait maintenant une affaire personnelle. Les mots de Gargon, le carnet de Justine, et les coïncidences entre les deux cas formaient un puzzle qu’elle se promettait de résoudre, quel qu’en soit le prix.