Chapitre 2 — Un écho du passé
Louise
Louise Belmont inspira profondément en s’arrêtant au pied de l’Arc de Triomphe. La pluie, fine mais insistante, continuait de tombiner depuis la veille, enveloppant Paris d’une mélancolie presque palpable. Sous son trench-coat beige, elle serrait contre elle son carnet de croquis, où elle avait soigneusement reproduit les gravures du médaillon. Elle avait passé une grande partie de la nuit à essayer d'en déchiffrer les motifs, un mélange d’excitation et de frustration jouant en boucle dans son esprit. Mais malgré ses efforts, elle en était toujours réduite à des intuitions floues, qui semblaient pourtant mener ici, à cet endroit précis.
Elle leva les yeux vers les imposantes arches de l’Arc. Les pierres pâles semblaient luire sous la pluie, comme si elles regorgeaient d’un mystère prêt à éclater. Une vague de souvenirs d’enfance se mêla à sa contemplation : des récits racontés par son grand-père sur les héros et les batailles gravés dans la pierre. Mais aujourd’hui, ce n’étaient pas tant les noms gravés qui l’attiraient que l’idée qu’ils cachaient autre chose.
La place Charles de Gaulle, d’habitude saturée de voitures, paraissait étrangement calme ce matin-là. Quelques passants pressés longeaient les trottoirs, leurs parapluies formant des taches sombres et mouvantes dans le décor gris. Louise sentit une intuition presque oppressante monter en elle, comme si Paris elle-même retenait son souffle, en attente de quelque chose d’important.
« Isabelle Chavanne… » murmura-t-elle pour elle-même, testant encore une fois ce nom à voix haute.
Gravir les marches menant à la base du monument lui donna l’impression de franchir une barrière invisible, comme si elle pénétrait dans un sanctuaire. Chaque pas semblait résonner plus fort dans le silence humide, l’isolant du reste du monde. Arrivée sous l’une des arches massives, elle se planta face à une gravure imposante, un enchevêtrement de noms de batailles et de figures militaires.
Elle ouvrit son carnet et compara les courbes des lettres gravées aux motifs du médaillon. Ici et là, elle crut percevoir des similitudes dans les lignes, mais rien de certain. Pourtant, quelque chose dans ces pierres semblait murmurer, un écho insaisissable qui la poussait à poursuivre. Louise ferma les yeux quelques instants, laissant les sons de la pluie et le souffle du vent nourrir sa concentration.
Soudain, un détail attira son regard : une gravure semblait légèrement différente des autres, comme si elle avait été retouchée ou ajoutée bien après la construction. Les bords des lettres étaient irréguliers, leur alignement légèrement décalé. Louise approcha ses doigts des contours, hésitant à toucher la pierre, mais s’arrêta net lorsqu’une voix grave et légèrement moqueuse résonna derrière elle.
— « Vous cherchez quelque chose ? »
Elle sursauta, pivotant brusquement pour faire face à un homme grand et mince, vêtu d’une veste en tweed et portant des lunettes rectangulaires. Une sacoche en cuir fatiguée pendait à son épaule, et ses cheveux noirs légèrement bouclés étaient encore humides de la pluie. Ses yeux bruns la fixaient avec une curiosité distante, presque amusée.
— « Pardon ? » balbutia Louise, refermant son carnet d’un geste précipité, comme si elle venait d’être surprise en flagrant délit.
L’homme haussa un sourcil avant de glisser un regard vers les gravures.
— « Ce n’est pas tous les jours qu’on croise quelqu’un en train de scruter l’Arc de Triomphe avec autant d’intensité. Vous êtes historienne ? »
Louise hésita. Devait-elle révéler ses motivations ?
— « Non, enfin pas vraiment. Je m’intéresse à l’histoire de l’art, mais… » Elle fit une pause, cherchant ses mots. « Je fais juste des recherches personnelles. »
L’homme croisa les bras, l’air sceptique.
— « Recherches personnelles, sous la pluie, à l’aube ? Vous devez être très passionnée. »
Le ton sarcastique la fit rougir. Elle se redressa légèrement, piquée au vif par son attitude.
— « Et vous ? Vous semblez avoir une raison tout aussi particulière d’être ici. »
Un léger sourire apparut sur les lèvres de l’homme.
— « Touché. Je suis Gabriel Moré, historien. Disons que j’étudie les anomalies historiques liées à certains monuments parisiens. L’Arc, par exemple, regorge de détails souvent négligés. »
Louise fronça les sourcils. « Anomalies ? »
Gabriel fit un pas de côté et désigna une des gravures sur la pierre.
— « Prenez celle-ci. Les dates des batailles sont exactes, mais si vous comparez les lettres gravées ici avec celles des archives militaires de l’époque, vous remarquerez des variations subtiles dans le style typographique. Des modifications ont été faites après la construction, mais personne ne sait pourquoi. »
Louise releva un sourcil, intriguée malgré elle.
— « Et qu’est-ce que ça signifie, selon vous ? »
Gabriel haussa les épaules, un éclat de malice dans le regard.
— « Rien d’extraordinaire… ou peut-être tout. C’est ce qui rend la recherche fascinante. »
Louise sourit malgré elle. Sous ses airs légèrement condescendants, il semblait partager une curiosité similaire à la sienne, un besoin de creuser sous la surface des faits pour en extraire le sens caché.
Elle hésita avant de tendre son carnet, l’ouvrant à la page où elle avait dessiné le médaillon.
— « Peut-être pourriez-vous m’aider ? Avez-vous déjà vu ces symboles ? »
Gabriel ajusta ses lunettes et examina attentivement le dessin. Son expression changea légèrement, passant de la curiosité à une concentration intense.
— « Intéressant… Où avez-vous trouvé ça ? »
— « Dans une boutique d’antiquités, » répondit Louise rapidement.
Gabriel hocha la tête, mais son regard restait fixé sur le dessin.
— « Ces symboles me rappellent des codes militaires utilisés sous Napoléon. Les cercles concentriques, en particulier, pourraient indiquer une forme de localisation ou de carte cryptée. »
Louise sentit son cœur s’accélérer.
— « Une carte ? »
Gabriel haussa un sourcil.
— « C’est une hypothèse. Mais pour en être sûr, il faudrait plus de contexte. Vous avez d’autres informations ? »
Louise hésita encore, mais décida qu’elle avait besoin de son expertise.
— « Il appartenait à une femme nommée Isabelle Chavanne. Une couturière sous l’Empire. Je crois qu’elle était impliquée dans un complot politique. »
Gabriel acquiesça lentement.
— « Isabelle Chavanne… Ce nom me dit vaguement quelque chose. Pendant mes recherches, j’ai vu une mention d’une couturière liée à une affaire obscure. On parle d’un rendez-vous secret organisé sous l’Arc peu après son inauguration. Si elle était impliquée, c’est un bon point de départ. »
Louise sentit une excitation nerveuse monter.
— « Comment pourrais-je vérifier ça ? »
— « Les Archives Nationales, » répondit Gabriel sans hésiter.
Il marqua une pause, puis ajouta, avec un sourire en coin :
— « Je pourrais vous accompagner. »
Louise le scruta avant d’acquiescer lentement.
Ils quittèrent l’Arc ensemble, leurs pas résonnant sur les pavés mouillés, tandis que le monument semblait les observer, gardien silencieux de leurs secrets.