Chapitre 2 — La Galerie d'Antiquités
Luce Duval
Luce entra dans la galerie avec une sensation familière de refuge, un confort qu’elle chérissait habituellement. Mais cette fois, une appréhension sourde teintait son état d’esprit, comme une ombre persistante. La cloche suspendue à la porte émit un tintement clair, et l’odeur familière de bois verni et de vieux livres l’enveloppa instantanément. Pourtant, même ce cadre rassurant semblait incapable d’apaiser les pensées tourmentées qui l’assaillaient depuis sa rencontre avec l’homme aux yeux gris.
Mme Rousseau leva les yeux de son registre, ses sourcils finement dessinés se fronçant légèrement.
— Luce, il y a un colis spécial pour toi dans l’arrière-boutique. On l’a reçu ce matin. Le propriétaire veut que tu t’en charges. C’est dans tes cordes, je crois.
Une curiosité teintée d’un sentiment d’inquiétude s’infiltra dans l’esprit de Luce. Elle hocha la tête, tentant de masquer son trouble derrière un sourire poli. Tandis qu’elle traversait la boutique, ses bottines résonnant doucement sur le parquet, les vitrines chargées d’artefacts anciens semblaient l’observer d’un air tacite, comme si elles pressentaient elles aussi quelque chose d’étrange.
Dans l’arrière-boutique, un grand colis de bois brut l’attendait. Il était soigneusement emballé, et une étiquette manuscrite attira son attention : « Château Montclair ». Le nom lui sembla étrangement familier, vibrant dans un coin reculé de son esprit. Un souvenir flou effleura sa conscience – une image indistincte d’un bâtiment ancien, mais ce souvenir lui échappa avant qu’elle ne puisse l’attraper.
Elle attrapa un cutter et entama prudemment le déballage. Chaque mouvement faisait naître une tension étrange dans son estomac, un sentiment d’appréhension qu’elle ne pouvait ignorer. Lorsque les planches furent démontées et que le tissu protecteur fut retiré, elle resta figée.
Le miroir.
Il était imposant, presque aussi grand qu’une porte, et encadré par un bois sombre orné de motifs complexes. Les entrelacs sculptés représentaient des spirales et des formes végétales s’entrelassant dans une danse hypnotique. Les courbes délicates semblaient vivantes, comme si elles pulsaient doucement sous la lumière tamisée de la pièce. La glace, bien que ternie par le temps, renvoyait une lumière diffuse qui semblait venir d’une source invisible.
Un frisson glacé parcourut son échine, mais elle choisit d’ignorer son malaise, cherchant une explication rationnelle. « Ce n’est qu’un objet ancien », pensa-t-elle, se forçant à rationaliser. Pourtant, une part d’elle-même ne croyait pas à cette banalité.
Elle tendit une main hésitante pour effleurer le cadre. Dès que ses doigts touchèrent le bois, une décharge subtile mais distincte remonta le long de son bras. Elle retira vivement sa main, son souffle s’accélérant, et fixa le miroir, s’attendant presque à ce qu’il bouge ou réagisse.
Mme Rousseau apparut dans l’encadrement de la porte, rompant le silence tendu de la pièce.
— Alors, qu’en penses-tu ? demanda-t-elle en inclinant la tête, ses yeux fixant le miroir avec une curiosité visible. Il est captivant, non ?
Luce hocha lentement la tête.
— Captivant, murmura-t-elle, sa voix troublée.
Mme Rousseau esquissa un sourire satisfait, mais une lueur indéchiffrable passa dans son regard.
— Le propriétaire veut un rapport détaillé d’ici la fin de la semaine. Apparemment, les inscriptions sur le cadre pourraient être très prometteuses. Prends ton temps, mais fais attention.
Cette dernière phrase fit tressaillir Luce. Était-ce une simple précaution ou Mme Rousseau savait-elle quelque chose qu’elle ne disait pas ?
Une fois seule, Luce s’agenouilla près du miroir, prenant une lampe de bureau pour examiner de plus près les motifs sculptés. C’est alors qu’elle les aperçut : des runes gravées dans le bois, délicates et discrètes, mais indéniablement présentes. Elles ne ressemblaient à rien de ce qu’elle avait vu dans ses études. Les lignes paraissaient vibrer sous la lumière, comme si elles répondaient à son regard.
Elle sortit son carnet et commença à esquisser les symboles. Mais sa main, habituellement précise, tremblait légèrement. Chaque rune semblait receler une énergie qu’elle ne comprenait pas, une histoire ancienne et oubliée.
Alors qu’elle travaillait, un bourdonnement subtil emplit l’air. Ce n’était pas un bruit extérieur, mais une vibration diffuse, comme si la pièce entière résonnait avec une fréquence imperceptible. Luce releva la tête, ses yeux croisant son reflet dans le miroir.
Ce qu’elle vit la glaça.
Son reflet semblait légèrement décalé, ses mouvements ayant une fraction de seconde de retard. Et ses yeux… Ce n’étaient pas ses yeux. Ils étaient plus sombres, presque gris, et d’une intensité qui lui fit reculer d’un bond.
Elle cligna des yeux et se retourna brusquement, s’attendant à trouver quelqu’un derrière elle. Mais l’arrière-boutique était vide.
— Calme-toi, murmura-t-elle, sa voix à peine audible. Ce n’est rien.
Elle ferma son carnet d’un geste brusque, tentant de repousser le malaise rampant. Mais même en tournant le dos, elle sentait le miroir, comme une présence vivante qui la scrutait silencieusement.
De retour dans la boutique principale, elle s’efforça de se concentrer sur des tâches plus banales. Ranger les vitrines, inventorier les nouvelles arrivées. Pourtant, son esprit retournait constamment au miroir, et la tension en elle augmentait à chaque instant.
En fin d’après-midi, une cliente âgée entra dans la boutique, brisant son isolement. La femme, vêtue d’un manteau épais, tenait une canne et sembla s’attarder sur certains bibelots. Luce lui offrit un sourire et l’aida à choisir un objet, accueillant cette interaction comme une distraction bienvenue.
Alors que la cliente s’apprêtait à partir, elle s’arrêta à mi-chemin de la porte, se tournant vers Luce avec un regard curieux.
— Mademoiselle, murmura-t-elle, ce miroir dans l’arrière-boutique… il est… particulier, n’est-ce pas ?
Luce força un sourire.
— Oui, c’est une pièce unique.
La vieille femme hocha lentement la tête, son visage se durcissant légèrement.
— Faites attention, ma chère. Les miroirs… ils ne reflètent pas toujours ce qu’on attend d’eux.
Ces mots laissèrent une empreinte glacée dans l’esprit de Luce.
Quand vint l’heure de fermer, elle hésita avant de retourner dans l’arrière-boutique. Le miroir semblait l’attendre, immobile mais imposant. Elle éteignit les lumières, mais même dans l’obscurité, elle jurait percevoir une lueur ténue émanant de sa surface.
En marchant dans les rues pavées du Marais, elle sentit une tension diffuse s’accrocher à elle, comme un poids invisible. Les images des runes, de son reflet étrange et des mots de la vieille femme tournaient en boucle dans son esprit.
Un vent froid s’éleva, faisant voleter une mèche de cheveux devant ses yeux. Une ombre sembla glisser à la périphérie de sa vision. Mais lorsqu’elle se retourna, la rue derrière elle était vide.
Elle accéléra le pas, cherchant le refuge de son appartement. Pourtant, alors qu’elle montait les escaliers, une pensée glaçante s’imposa : et si ce miroir était lié à ses rêves ? À ces yeux gris qui la hantaient sans relâche ?
Elle ferma la porte derrière elle, s’appuyant contre le bois, le cœur battant. « Ce n’est que le début », murmura-t-elle intérieurement, incapable de se convaincre du contraire.