Télécharger l'application

Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2Arrivée à Saint-Luc


Clara Morel

Le train s’arrêta dans un crissement prolongé, brisant le silence lourd de l’après-midi. Clara descendit avec son sac en bandoulière, accueillie par une pluie fine qui imprégnait immédiatement l’atmosphère d’une humidité oppressante. La gare de Saint-Luc, un bâtiment décrépit en bois sombre, semblait avoir été oubliée par le temps. Les planches du quai étaient glissantes et couvertes de mousse, et une horloge rouillée marquait une heure fausse, comme si le lieu lui-même ignorait le passage du présent.

Elle inspira profondément, une odeur de terre mouillée et de bois pourri l’envahissant. Son regard balaya la scène, captant des détails qui amplifiaient son impression d’isolement. La ville s’étalait en contrebas, noyée dans un voile de brume. Au loin, les flancs des montagnes formaient une barrière écrasante, et entre elles se devinait l’étendue noire du lac, tranquille mais oppressante. Même sans le voir distinctement, sa présence était palpable, comme un battement sourd au creux de son esprit.

Un craquement attira son attention. Un vieil homme, emmitouflé dans une veste élimée, la dévisageait depuis un banc. Ses yeux étaient sombres, perçants, emplis d’une inquiétude muette. Clara lui rendit un regard froid et calculé, mais alors qu’il détournait les yeux, il murmura quelque chose qu’elle ne put saisir. Ce chuchotement la fit hésiter, une brève sensation de malaise s’insinuant en elle, mais elle se força à avancer.

Elle resserra les pans de son trench-coat et quitta le quai, ses bottines claquant contre le bois détrempé. Tandis qu’elle descendait vers la rue principale, ses pensées dérivèrent un instant jusqu’au bureau de Lambert et à l’ultimatum qu’il lui avait donné. La perspective de regagner sa crédibilité professionnelle était son moteur, mais les souvenirs de Jules, et l’étrange mention de son prénom dans le dossier, projetaient une ombre personnelle sur cette mission.

La rue principale de Saint-Luc, si on pouvait l’appeler ainsi, était presque vide. Quelques habitants se déplaçaient en silence, protégés par des parapluies qui cachaient partiellement leurs visages. Les façades des maisons, avec leurs volets fermés et leurs toits glissants, semblaient la surveiller. Un frisson la parcourut, un mélange d’humidité et de la suspicion implicite que dégageait chaque recoin de la ville. Une vieille pancarte indiquait « Auberge de la Vallée » à quelques mètres, l’endroit qu’elle avait repéré dans le maigre guide de la ville inclus dans le dossier. Elle se dirigea vers le bâtiment avec un mélange de détermination et de méfiance.

L’auberge en elle-même était modeste mais robuste, faite de pierre et de bois sombre. Une lumière vacillante derrière une fenêtre annonçait une présence humaine. Clara balaya rapidement les alentours avant d’entrer, notant les pavés irréguliers qui formaient une cour et une petite fontaine envahie par les mauvaises herbes. Tout respirait l’abandon et une lutte acharnée contre le passage du temps.

En poussant la lourde porte en bois, elle fut accueillie par une chaleur relative et une odeur de soupe et de cire. Le hall d'entrée, exigu et faiblement éclairé, était décoré de vieux portraits dont les sujets semblaient la fixer. Derrière un comptoir usé se tenait une femme d’âge mûr, son visage sévère encadré par des mèches grises. Elle leva à peine les yeux de son registre.

« Vous cherchez une chambre ? » demanda-t-elle d’une voix sèche, sans véritable curiosité.

« Oui. Une chambre pour quelques nuits. » Clara posa son sac à ses pieds et relâcha enfin son manteau trempé. Elle était trop fatiguée pour entamer une conversation inutile, et quelque chose dans l’attitude de la femme lui disait qu'elle ne s’encombrerait pas de politesses.

La femme hocha la tête, attrapa une clé suspendue à un tableau de bois derrière elle et la posa sur le comptoir. « Chambre trois. Pas d’eau chaude après vingt heures. Pas de bruit non plus. Le dîner est servi à dix-neuf heures précises. » Sa voix était monotone, presque mécanique, comme si elle récitait une litanie qu’elle avait prononcée mille fois.

Clara prit la clé et murmura un remerciement avant de monter l’escalier grinçant. La chambre était petite mais propre. Une fenêtre étroite donnait sur la rue principale, et elle pouvait distinguer les contours flous d’un clocher au loin, à moitié dissimulé par la brume. Le lit simple, couvert d’une couverture en laine rugueuse, dominait la pièce, et un bureau bancal faisait face à un miroir fendu. Elle posa son sac et s’assit un moment, prenant le temps de respirer et de rassembler ses pensées.

Elle savait que l’accueil glacial de la gérante n’était pas dirigé spécifiquement contre elle. C’était la ville elle-même, ou plutôt ses habitants, qui semblaient se méfier par nature. Mais cela n’entamait en rien sa résolution. Elle avait déjà connu des situations similaires, et elle savait que la meilleure façon de briser cette méfiance était la patience... ou une confrontation directe, si nécessaire.

Son estomac grogna, mais elle ignora la fatigue et la faim pour se concentrer sur sa mission. Elle ouvrit son sac et étala les documents liés à l’affaire Vincent Leroy sur le bureau. Les photos de la maison de l’écrivain, de ses notes griffonnées et de son corps sans vie lui parurent encore plus dérangeantes dans cette lumière tamisée. Un détail lui revint en mémoire : Leroy avait vécu dans un chalet à la lisière de la forêt, un endroit isolé. Elle devrait s’y rendre dès demain. Mais pour l’instant, elle devait se familiariser avec l’atmosphère de la ville.

Son regard s’arrêta sur la montre qu’elle portait toujours au poignet. Une vague de mélancolie la traversa. Elle revit Jules, plus jeune, lui offrant cette montre lors de l’un de leurs rares moments de complicité. « Pour que tu sois toujours à l’heure, même pour résoudre mes bêtises, » avait-il dit avec un sourire qui, aujourd’hui, lui semblait presque fantomatique. Était-il vraiment venu ici ? Avait-il marché dans ces rues, senti cette même tension ? Le pendentif qu’il portait toujours était mentionné dans le dossier, comme un détail insignifiant. Mais pour elle, c’était un lien tangible, une preuve qu’il y avait quelque chose à découvrir.

Elle descendit à l’auberge pour dîner, espérant capter des informations des quelques habitants présents. La salle à manger était aussi austère que le reste du bâtiment, avec ses murs en pierre brute et ses tables en bois massif. À sa surprise, elle était presque vide. Une seule table était occupée, par un homme d’un certain âge qui feuilletait distraitement un journal jauni. Il ne leva même pas les yeux lorsqu’elle entra.

Madame Dupuis, la gérante, fit un rapide passage pour poser une assiette devant elle : une soupe sombre et épaisse, accompagnée d’un morceau de pain. Clara tenta un sourire poli. « La ville semble bien calme. Il y a peu de visiteurs ? »

La femme haussa les épaules, essuyant ses mains sur son tablier. « Les visiteurs ne restent pas longtemps. Saint-Luc n’a rien d’attrayant. Vous verrez par vous-même. »

« Pourtant, Vincent Leroy semblait penser le contraire, » lança Clara, observant attentivement la réaction de la femme.

Madame Dupuis se figea brièvement, ses doigts serrant un instant le bord de son tablier. « Leroy était... différent. Il n’aurait pas dû se mêler de ce qui ne le regardait pas. » Elle recula légèrement, comme pour couper court à la conversation. « Mangez pendant que c’est chaud. »

Clara hocha la tête, mais l’échange confirma ce qu’elle soupçonnait : le nom de Leroy n’était pas bienvenu. Elle termina son repas en silence, consciente des regards furtifs que lui lançait l’homme au journal. Lorsqu’elle quitta la table pour retourner dans sa chambre, elle sentit à nouveau ce sentiment écrasant d’être observée, comme si les murs eux-mêmes retenaient des secrets qu’ils refusaient de partager.

Avant de se coucher, elle ouvrit la fenêtre et observa la ville plongée dans l’obscurité. Les rues désertes, éclairées par quelques lampadaires faiblards, semblaient appartenir à un autre monde. Au loin, le lac brillait faiblement sous la lumière de la lune, une surface lisse et trompeuse, comme un miroir tendu entre deux réalités.

Clara ferma les yeux, serrant légèrement la montre à son poignet. Une pensée la traversa, fugace mais insistante : quelque chose, ou quelqu’un, l’attendait ici, tout comme elle attendait des réponses.