Chapitre 2 — Une Offre Inattendue
Salomé Sharden
La pluie avait cessé, mais l’air parisien demeurait lourd, chargé d’une humidité poisseuse. Salomé s’assit à l’une des tables en coin d’un café discret de Montmartre, choisissant instinctivement un siège qui lui offrait une vue dégagée sur la porte d’entrée et sur la rue par la grande baie vitrée. Le café, modeste et presque vide à cette heure tardive, laissait entendre le doux bruit des tasses entrechoquées et des murmures absents. Quelques habitués, enfouis dans leurs journaux ou absorbés par leurs écrans, ne lui prêtaient aucune attention. L’odeur du café fraîchement moulu flottait dans l’air, offrant à Salomé une illusion passagère de normalité.
Elle posa une main sur la table en bois usé, ses doigts glissant machinalement sur les reliefs des éraflures anciennes. Son autre main, légèrement tremblante, effleurait le bord de sa veste sombre. Ses côtes meurtries la faisaient encore souffrir, un rappel constant de la violence de l’opération ratée. Mais cette douleur physique semblait presque insignifiante comparée au chaos intérieur qui la dévorait. Camille. Ce nom tournait en boucle dans son esprit, apportant avec lui une vague de culpabilité et de colère qu’elle s’efforçait de contenir. Elle inspira profondément, son regard se perdant dans le vide. Il fallait avancer, coûte que coûte.
Un léger grincement retentit lorsque la porte du café s’ouvrit, la ramenant brusquement au présent. Un homme entra, sa silhouette se découpant dans la lumière vacillante de l’extérieur. Il portait un long manteau sombre dont le col relevé cachait partiellement son visage, et ses chaussures impeccablement cirées brillaient même dans la pénombre. Ses cheveux sombres étaient soigneusement coiffés, et sa barbe taillée de près dégageait une précision calculée. Il scanna la pièce d’un regard perçant, glissant brièvement sur Salomé avant de revenir sur elle comme un prédateur identifiant sa cible. Avec une démarche mesurée, il s’approcha de sa table.
« Mademoiselle Laurent, je présume ? » demanda-t-il calmement, utilisant l’une des nombreuses identités que Salomé avait perfectionnées au fil des années.
Elle hocha imperceptiblement la tête, verrouillant ses yeux gris-vert dans les siens. Son visage restait fermé, impénétrable. Sans attendre une invitation, il tira une chaise et s’assit en face d’elle. Elle nota la montre de luxe qui dépassait discrètement de sa manche, ainsi que l’odeur raffinée et subtile d’un parfum coûteux. Tout en lui, de sa posture à son choix vestimentaire, criait professionnalisme et contrôle. Un émissaire de Delonne, sans aucun doute.
« Vous êtes ponctuelle. C’est appréciable, » dit-il en croisant les mains sur la table. Sa voix, posée et presque suave, avait une qualité rassurante, mais une froideur sous-jacente trahissait son véritable rôle.
« Parlez. » Salomé répondit sèchement, en articulant à peine. Elle n’avait ni le temps ni l’envie de s’engager dans des fioritures inutiles.
L’homme esquissa un sourire à peine perceptible, comme s’il s’attendait à cette froideur. « Très bien. Mon employeur, Gabriel Delonne, m’a demandé de vous transmettre une offre. Une opportunité, pourrait-on dire. »
À la mention de ce nom, Salomé sentit son sang se glacer, mais elle conserva un masque impassible. « Je croyais qu’après notre dernière... rencontre, il aurait d’autres préoccupations que de me contacter. »
L’homme émit un léger rire, dénué de chaleur. « Monsieur Delonne est un homme pragmatique. Il reconnaît la valeur là où elle se trouve. Vous avez prouvé vos compétences, Mademoiselle Sharden. »
Le fait qu’il mentionne son véritable nom provoqua une tension passagère dans son cou, mais elle resta immobile. Elle s’attendait à ce qu’il connaisse son identité, mais entendre son nom prononcé par cet inconnu déclencha une alerte instinctive. « Et qu’attend-il exactement de moi ? »
L’homme se pencha légèrement en avant, son ton devenant presque conspirateur. « Nous savons que vos talents en infiltration sont... remarquables. Monsieur Delonne a besoin de quelqu’un comme vous pour une mission sensible. »
Salomé haussa un sourcil, feignant une indifférence qu’elle ne ressentait pas. « Une mission sensible ? Soyez plus précis. »
« Infiltrer le cercle restreint de Lucas Valmont. » Les mots tombèrent comme une enclume, lourds de sous-entendus.
Elle ne répondit pas immédiatement, bien qu’elle sente son cœur accélérer. Lucas Valmont. La figure montante du clan Valmont. Une force à la fois imprévisible et méthodique, si ses souvenirs de ses dossiers d’Interpol étaient exacts. Elle comprenait pourquoi Delonne voudrait le surveiller, mais cela soulevait d’autres questions. Pourquoi elle ? Pourquoi maintenant ?
L’homme poursuivit, comme s’il devinait le tumulte dans son esprit : « Vous êtes la candidate parfaite. Vous n’avez aucun lien direct avec le clan Valmont, ni avec notre organisation. Votre réputation est... unique. Et si je puis dire, vos motivations personnelles devraient rendre cette proposition intéressante. »
Le sous-entendu était aussi évident qu’une lame sous sa gorge. Salomé croisa les bras, tentant de maintenir sa façade froide. « Et si je refuse ? »
L’homme haussa légèrement les épaules, une expression presque désinvolte sur le visage. « Ce serait regrettable. Mais je doute que vous refusiez. Vous êtes en quête d’une personne, n’est-ce pas ? Camille, si je ne m’abuse. »
Ces mots, prononcés avec une nonchalance glaciale, déclenchèrent une onde de rage et de peur qu’elle réprima avec difficulté. Ses doigts se crispèrent contre le bois de la table, mais elle força son corps à rester immobile. Ses yeux, cependant, s’assombrirent d’une intensité presque meurtrière.
« Vous avez trente-six heures pour donner votre réponse, » continua-t-il, ignorant délibérément les éclats de fureur dans son regard. « Si vous acceptez, nous vous fournirons les détails nécessaires pour approcher Valmont. Et peut-être, avec le temps, cet arrangement vous mènera à des réponses... personnelles. »
Salomé sentit son poing se resserrer en silence sous la table, son esprit déjà en train d’évaluer les implications. Ce n’était pas une offre, c’était un piège. Mais un piège qu’elle pourrait peut-être retourner à son avantage.
L’homme se redressa, ajusta son manteau et fit un signe de tête respectueux, presque moqueur. « Je suis certain que vous prendrez la bonne décision. Après tout, vous êtes une femme de ressources. »
Il tourna les talons et quitta le café d’un pas mesuré, laissant derrière lui une tension palpable. Salomé resta immobile, fixant la tasse de café désormais froide devant elle. Dans sa poitrine, une colère sourde se mêlait à une angoisse qu’elle refusait d’admettre. La mention de Camille, utilisée comme une arme, avait fait mouche. Ils savaient. Et ils comptaient bien exploiter cette faiblesse.
Elle sortit lentement un carnet de sa poche et nota quelques mots rapides. Lucas Valmont. Les souvenirs de ses rapports revinrent : un homme charismatique mais impitoyable, un stratège redoutable. Si elle acceptait, elle entrerait dans l’antre d’un lion qui ne pardonnait ni faiblesse ni trahison. Et pourtant, refuser n’était pas une option.
La nuit était froide lorsqu’elle quitta le café. La lumière des réverbères se reflétait sur les pavés humides, tandis qu’elle disparaissait dans les ruelles de Montmartre. Son esprit bouillonnait de scénarios et de calculs. Une chose était certaine : elle entrerait dans ce jeu, mais selon ses propres règles. Gabriel Delonne, Lucas Valmont, même le Conseil Noir... Ils n’étaient que des pièces sur un échiquier qu’elle comptait maîtriser.
Pour retrouver Camille, elle était prête à tout. Même à plonger dans des ténèbres plus profondes encore.