Chapitre 2 — Cendres et murmures
Élise de Rochefort
La pluie tombait en une fine bruine constante, un murmure discret sur les hautes fenêtres du manoir de Rochefort. Élise se tenait immobile dans la vaste salle funéraire, où le silence semblait peser autant que le regard des invités. La pièce, imposante et froide, était drapée de tentures noires brodées de fils d'argent. Chaque motif reflétait l’héritage alchimique des Rochefort, mais aujourd’hui, cet éclat passé semblait détourné en un rappel cruel de leur déclin. Sur une estrade de marbre blanc, le cercueil d’Auguste de Rochefort reposait, entouré de chandeliers dont les flammes vacillantes projetaient des ombres mouvantes sur les murs.
Élise fixait le bois noirci du cercueil, ses yeux bleu-gris durs et insondables. Autour d'elle, des murmures s’élevaient, des paroles venimeuses murmurées sous couvert de condoléances.
— On dit qu’il travaillait avec les technologues, chuchota une femme derrière elle. Quelle honte pour une famille si noble…
— Une trahison, ajouta un homme, son ton acide. Peut-être qu’il n’a eu que ce qu’il méritait.
Les mots, bien que acérés, glissèrent sur Élise comme des gouttes de pluie sur une vitre. Elle resta impassible, fermement ancrée dans sa posture. Son poing, dissimulé dans les plis de sa robe noire, se crispa légèrement, mais aucun muscle de son visage ne trahit ce qu’elle ressentait. Elle était une Rochefort. Même si son cœur semblait prêt à éclater sous le poids du chagrin, elle ne leur donnerait pas cette satisfaction.
— Élise.
La voix douce mais ferme de Marianne la tira de ses pensées. Élise tourna la tête pour croiser les yeux bienveillants de sa gouvernante. Marianne, vêtue d’une robe noire sobre ornée de motifs alchimiques discrets, lui offrit un regard chargé de sollicitude et de force.
— Viens, murmura-t-elle en posant une main légère sur son bras.
Élise hésita un instant, mais Marianne insista doucement, la guidant à l’écart de l’estrade et des regards perçants des invités.
— Tu ne peux pas rester ici plus longtemps, murmura-t-elle une fois hors de portée des murmures. Ces gens ne sont pas là pour pleurer Auguste. Ils veulent te voir vaciller.
— Ils peuvent toujours attendre, répliqua Élise d’un ton tranchant, bien que son poing serré trahisse la tension qu’elle s’efforçait de masquer.
— Rappelle-toi ce que ton père disait, chuchota Marianne, baissant légèrement la voix. "La lumière brille davantage dans les ombres." Ne leur laisse pas voler ta lumière, Élise.
Les paroles, bien qu’apaisantes, semblèrent glisser sans totalement pénétrer la carapace émotionnelle d’Élise. Elle hocha la tête, mais son regard glacial demeura fixé sur le cercueil.
Une silhouette sombre s’approcha, interrompant leur échange. Élise se redressa instinctivement, rétablissant son masque de froideur.
— Mademoiselle Élise.
Célestin Leclerc se tenait devant elle, imposant dans son manteau sombre orné de broderies alchimiques subtiles. Ses yeux dorés, perçants comme ceux d’un prédateur, semblèrent sonder chaque pensée qu’elle tentait si soigneusement de dissimuler. Une ombre de sourire effleura ses lèvres, calculée, presque dérangeante.
— Toutes mes condoléances pour votre perte, dit-il d’une voix douce, mais teintée d’une froideur qui faisait frissonner. Votre père était un homme remarquable, bien que parfois… imprudent.
Élise inclina la tête avec une élégance glaciale.
— Mon père a toujours agi selon ses convictions, répondit-elle, son ton impeccablement maîtrisé.
— Bien sûr, murmura Célestin, son sourire s’élargissant légèrement. Si vous avez besoin d’aide pour assurer la continuité de votre maison, le Sénat est prêt à vous soutenir. Nous sommes, après tout, liés par un objectif commun : la préservation de l’ordre.
Élise garda son regard fixé sur lui, impassible, mais un éclat discret d’insolence brillait dans ses yeux.
— Mon père avait l’habitude de se débrouiller seul, dit-elle calmement. Je n’ai aucune intention de déroger à cette habitude.
Célestin inclina légèrement la tête, mais son sourire s’était figé.
— Une jeune femme aussi avisée que vous saura sans doute naviguer ces eaux troubles, murmura-t-il avant de s’éloigner, sa cape sombre ondulant derrière lui.
Élise ferma brièvement les yeux, combattant la colère sourde qui grondait en elle.
***
Lorsque les derniers invités furent partis, laissant la salle funéraire vide et silencieuse, Élise erra dans les couloirs du manoir. Les lourds portraits de ses ancêtres semblaient la fixer avec un mélange de reproche et de mélancolie.
Elle s’arrêta finalement devant le bureau de son père. Sa main trembla légèrement en tournant la poignée. L’air à l’intérieur de la pièce était chargé d’une odeur familière de cuir et d’encre. Les étagères croulaient sous les grimoires et les plans alchimiques, mais le bureau lui-même semblait étrangement dépouillé.
Un frisson de méfiance parcourut Élise. Quelqu’un avait fouillé ici.
Sa colère monta brièvement, mais elle respira profondément pour retrouver son calme. Elle s’approcha du bureau, ouvrit un tiroir qu’elle savait souvent verrouillé, et trouva ce qu’elle cherchait : le médaillon de son père.
Le bijou était gravé de symboles alchimiques complexes, et lorsqu’elle le toucha, une lueur intense et fugace sembla s’y animer. La surface métallique était froide, mais une chaleur subtile émanait de l’objet, comme un cœur battant faiblement. Élise fronça les sourcils, déconcertée. Ce médaillon n’était pas un simple souvenir.
Un bruit derrière elle la fit sursauter.
— Mademoiselle de Rochefort ?
Elle se retourna vivement. Un homme se tenait dans l’encadrement de la porte. Son manteau râpé et ses vêtements tachés de suie contrastaient avec l’élégance austère du manoir. Une cicatrice traversait sa joue, ajoutant à l’intensité de ses traits marqués.
— Qui êtes-vous ? lança-t-elle, sa voix tranchante et alerte.
— Gabriel Verlaine, répondit-il avec un sourire sarcastique. Ingénieur de métier. Et… disons que j’ai travaillé avec votre père.
Ses paroles firent naître un mélange de méfiance et de curiosité chez Élise.
— Mon père ne travaillait pas avec des ingénieurs, répliqua-t-elle froidement.
— Vous seriez surprise, dit-il en entrant légèrement dans la pièce. Il m’a parlé de vous, vous savez. Vous êtes plus intelligente que la plupart de ces aristocrates prétentieux.
Élise croisa les bras, son regard perçant fixé sur lui.
— Pourquoi êtes-vous ici ? demanda-t-elle, son ton encore glacial.
Gabriel sortit un carnet usé de la poche intérieure de son manteau et le brandit brièvement.
— Je suis ici parce que votre père travaillait sur quelque chose de grand. Une invention qui aurait changé le monde. Et il est mort pour ça.
Élise le fixa, ses doigts se refermant instinctivement sur le médaillon.
— Vous pensez que je vais croire un inconnu qui surgit dans ma maison ?
— Probablement pas, admit-il avec un haussement d’épaules. Mais si vous voulez des réponses, je suis votre meilleur pari.
Un silence tendu s’installa entre eux. Gabriel recula vers la porte, son sourire en coin persistant.
— Réfléchissez-y, mademoiselle de Rochefort. Ce manoir, ses souvenirs… ils ne vous donneront pas ce que vous cherchez.
Il disparut dans l’ombre du couloir, laissant Élise seule avec le médaillon dans la main.
***
Dans la froideur de sa chambre, Élise s’installa à son bureau. La journée, avec son poids de chagrin et de colère, semblait s’effacer dans le silence de la nuit. Elle alluma une lampe et ouvrit un grimoire, ses yeux scrutant les symboles gravés sur le médaillon.
Les souvenirs de son père, les mots de Marianne et de Gabriel, tout se mélangeait en un chaos silencieux dans son esprit. Mais au milieu de cette confusion, une certitude s’élevait.
Élise de Rochefort ne se laisserait pas consumer par l’ombre. Elle trouverait la vérité.