Chapitre 2 — II
À l’encontre de ce que l’on eût pu redouter, ce ne fut point un déjeuner désagréable. M. de Lunegarde était de bonne humeur. Costes également. Sans doute, la pensée qu’ils allaient bientôt se quitter y était-elle pour beaucoup. Mais, enfin, il ne faut pas trop exiger de gens qui ne se sont jamais vus auparavant, et qui, selon toute vraisemblance, sont destinés à ne jamais se revoir.
Mlle de Lunegarde, elle, en revanche, ne prononça en tout que quatre mots très exactement. Il sera dit plus loin à quelle occasion. Durant tout le reste du repas, elle eut l’air d’ignorer la présence de Costes. Celui-ci s’en vengea de son mieux, en renonçant presque aussitôt à toute tentative de lui adresser la parole. Au premier abord, pourtant, elle lui avait plu. Maintenant, il était en train de revenir sur cette impression favorable. Une jeune fille de vingt-cinq ans environ, avec de drôles de cheveux noirs et or ; fine, certes, et jolie aussi. Mais il y en a tant ! Une qualité, par exemple, qu’il ne pouvait lui nier, non sans en éprouver quelque dépit, c’était le goût parfait de sa mise. Tout le mérite, évidemment, en revenait à Élisabeth. Le train de vie de la famille ne devait guère lui permettre, en effet, de s’adresser, à tout bout de champ, aux grandes maisons de Paris. Avec les modestes moyens dont elle pouvait disposer, il n’en était pas moins incontestable que Mlle de Lunegarde était habillée d’une manière charmante. Costes était assez sensible à ces détails-là pour apprécier ce qu’il y avait de personnalité dans cette élégance, et pour rendre hommage à une simplicité dont la mode, en province, aurait intérêt, neuf fois sur dix, à ne pas sous-estimer les avantages.
Napoléon aimait qu’on eût confiance en soi. Costes, sous ce rapport, ne lui aurait point causé de déception. Il n’avait, d’ailleurs, aucun motif de rougir de lui-même, ni de la façon dont la vie s’était comportée à son endroit. Puisque son hôte – discrétion qui le vexait plus qu’il ne voulait se l’avouer – ne s’était pas préoccupé davantage de savoir qui il avait la chance d’abriter sous son toit, Costes estima que c’était pour lui un devoir d’élémentaire courtoisie de l’en informer. M. de Lunegarde apprit donc sans plus de retard qu’âgé seulement de trente-huit ans, Costes était l’un de nos plus jeunes – il n’ajouta pas « et de nos plus brillants » – ingénieurs en chef des Ponts et Chaussées.
« Ce n’est d’ailleurs point une carrière où je compte finir mes jours, conclut-il. À mon âge, on a besoin de plus d’air, de plus de mouvement, d’aventure en un mot. Vous me comprenez ? »
Le commandant acquiesça, tandis que sa fille continuait à demeurer impassible. Lui-même, il avait été reçu à Saint-Cyr en 1882, « trente ans avant votre propre entrée rue Descartes », précisa-t-il avec son pâle sourire revenu de tout. Il y avait là une mine de souvenirs dont la relative communauté les aida à alimenter une conversation qui, sans cela, n’aurait peut-être pas été très nourrie.
« 1912 ! Vous avez bien calculé, mon commandant, c’est, en effet, la date exacte de mon entrée à l’X. Et voyez comme le destin est curieux ! Figurez-vous qu’à l’entrée, puis à la sortie, j’ai été admis juste un numéro après, puis juste un numéro avant le camarade qui m’attend depuis hier à Aurillac, et chez qui je m’étais promis d’aller passer ma dernière semaine, puisque je m’embarque dans huit jours pour de nouvelles destinées, celles auxquelles je viens de faire allusion. Un garçon exquis, vous pouvez m’en croire. »
Ce que Costes n’ajouta point, n’avait guère le droit d’ajouter, c’était que l’adorable garçon en question était pourvu d’une femme plus adorable encore, avec laquelle il était dans les termes qu’on n’a pas besoin de préciser, usage qu’ont facilité de tous temps la fréquence et la cordialité des rapports entre camarades d’une même promotion. « Et cette nouvelle destinée, est-ce qu’il est permis de la connaître ? » interrogea le commandant de Lunegarde avec une politesse si indifférente qu’on sentait bien que si son interlocuteur lui avait répondu par la négative, il se serait fait quand même une raison.
Costes, lui, était trop heureux de l’avoir enfin forcé à lui poser la question qu’il souhaitait depuis si longtemps, n’eût-ce été que pour arriver à éblouir cette petite sotte, qui faisait mine de ne pas même se donner la peine de l’écouter, n’est-ce pas ? À présent qu’il était certain de son effet, il n’avait plus besoin de se presser. Ce fut donc en prenant bien son temps, avec la désinvolture la plus confiante qu’il continua.
« Mais, voyons donc, commandant ! C’est une marque d’intérêt dont je vous remercie, au contraire. Ma réponse, je le sais d’avance, n’aura pas d’ailleurs de quoi vous étonner. J’imagine que vous-même, alors que vous étiez en activité, vous avez dû rêver, comme moi, de cieux étrangers, d’exotisme. Peut-être avez-vous servi aux colonies ? Alors, je n’ai pas besoin de vous décrire ces aspirations dont je vous parlais tout à l’heure, ce besoin d’évasion, de renouvellement !… »
Il était lancé. Il se souriait, s’enivrant de son éloquence. Il ne faisait pas attention au peu d’écho que cet enthousiasme suscitait. M. de Lunegarde, qui s’était mis en frais d’amabilité depuis le début du repas, était redevenu subitement de glace. Quant à Élisabeth, un observateur moins prisonnier de lui-même que Costes se serait peut-être aperçu du curieux regard qu’elle venait de lancer du côté de son père, à la dérobée.
Lui, cependant, avec la plus belle inconscience du monde, il poursuivait :
« Si arrêtée que fût dans mon esprit la décision dont je viens de vous parler, cher monsieur, je ne pouvais, il va de soi, me jeter au hasard sur la première situation venue. Celle qui m’a été offerte, il y a un mois, eût, grâce à Dieu, comblé les vœux du plus difficile. Il ne m’a pas fallu de longues heures de réflexion pour l’accepter. »
Il prit un temps, puis laissa tomber, de l’air le plus indifférent qu’il pût :
« Ingénieur au Canal de Suez, mon Dieu, ce n’est pas trop mal, n’est-ce pas ? Qu’en pensez-vous ? »
Il y eut un silence. M. de Lunegarde n’avait point sourcillé. Élisabeth non plus. On eût dit seulement que l’attention avec laquelle elle ne cessait d’observer son père s’était accrue.
Costes continuait à demeurer étranger à tout ce muet jeu de scène.
« Ingénieur au Canal de Suez, répéta-t-il. Je vous fais grâce des avantages matériels que peut représenter un tel poste. C’est aux profits d’un ordre plus relevé que je suis davantage sensible, d’ailleurs. Ismaïlia, la capitale du Canal, a toujours été depuis sa fondation, socialement, intellectuellement, l’un des milieux les plus considérés qui soient. Réceptions, conférences, soirées, aucun des plaisirs les plus raffinés du luxe et de l’esprit n’y font défaut. Un Versailles, un véritable Versailles en miniature, avec ses fleurs et ses fontaines, sous le ciel d’Orient ! Société on ne peut plus fermée, par exemple ! Qu’importe, puisque pour des célibataires pas trop âgés et soucieux, à l’occasion, de se donner, comment dirais-je ? un peu d’air, deux des cités les plus séduisantes de la terre, Le Caire et Alexandrie, se trouvent à peine à quatre ou cinq heures d’automobile de là ! »
M. de Lunegarde, rigide et glacial, se taisait toujours. Ce fut alors qu’inopinément l’étrange voix monocorde de sa fille se fit entendre.
« Quatre ou cinq heures ? » dit-elle.
De nouveau, le silence régna, un silence dont ce fut seulement par la suite que Costes parvint à comprendre le côté poignant, mais dont il demeura tout de même saisi. Il était loin assurément d’être tout à fait dépourvu de finesse. Il en avait donné la preuve au début du repas, lorsque le commandant l’avait présenté à sa fille. Il n’avait rien laissé deviner alors de la surprise que cette apparition inattendue lui avait causée. Opportunément, il s’était souvenu de la main dépourvue d’alliance de son hôte. Il s’était bien gardé de poser la moindre question qui eût pu avoir trait, de près ou de loin, à la mère d’Élisabeth.
Il avait tout de suite senti qu’il existait à Lunegarde un certain nombre de sujets qu’il valait mieux ne pas aborder. Mais comment, en toute équité, lui eût-il été possible, de prime abord, de se douter que ceux qui se rapportaient, de près ou de loin, au Canal de Suez, fussent de ce nombre ?
« Que le diable emporte le père et la fille ! se dit-il. Faites donc des efforts pour être aimable ! Quel est donc le mystère qui peut exister entre ces deux êtres-là ? Aucun, peut-être… Et c’est moi, probablement, qui suis bien bon… »
Assez mal à son aise, en tout cas, et vexé encore plus de n’en point deviner la raison, il se consola en songeant qu’avant la fin de l’après-midi, il aurait oublié Lunegarde, son cimetière, son château et ses peu communicatifs habitants. De toute façon, ce n’était plus sur lui désormais qu’il fallait compter pour rajouter des bûches dans la cheminée de la conversation.
Sur ces entrefaites, dans une pièce voisine, la sonnerie du téléphone retentit. Ce fut Élisabeth qui se leva. Elle revint presque aussitôt. Du seuil de la porte, elle fit signe à son père que c’était lui qu’on réclamait. Elle le suivit quand il sortit. Costes demeura seul quelques instants.
« Vous ne serez pas, j’imagine, très satisfait de la nouvelle que j’ai à vous apprendre, lui dit M. de Lunegarde lorsqu’il fut de retour. Le garagiste de Gramat a reçu des nouvelles de Brive. On n’a pas réussi à se procurer dans cette ville la pièce de rechange dont votre automobile a besoin. Force a été de la demander à Limoges. On ne l’aura à Gramat qu’après-demain matin. »
Costes eut une moue désolée :
« Après-demain matin ? mais c’est impossible ! Mais c’est invraisemblable !
– Ce n’est que trop vrai, malheureusement.
– Je ne veux pas, je ne peux pas, deux journées entières, continuer à demeurer, à vous imposer ma présence ici ! »
Le commandant eut son haussement d’épaules froid et poli.
« Vous agirez comme bon vous semblera, monsieur. Je connais toutes les insuffisances de l’hospitalité qui vous est offerte à Lunegarde. Mais je ne crois pas, néanmoins, que vous réussissiez à découvrir dans les environs un asile beaucoup plus confortable. Je juge donc de mon devoir de vous conseiller de préférer ce tiens à un plus que problématique tu l’auras. »
Rougissant légèrement, Costes s’inclina.
« Excusez-moi, monsieur, fit-il, avec une certaine confusion. Je suis, croyez-le bien, extrêmement touché. Je m’arrangerai pour que la prolongation de mon séjour chez vous ne soit pour personne une très sérieuse source de dérangement. »
Le docteur Broca, qui lui rendit visite dans le courant de l’après-midi, ne fut pas autrement étonné de trouver en parfaite santé son malade.
Il était de ces médecins qui n’éprouvent guère de doute quant à l’efficacité de leurs soins.
« D’ailleurs, avec une constitution aussi robuste que la vôtre !… » crut-il bon d’ajouter néanmoins.
Et comme Costes tentait de s’enquérir du montant de sa dette :
« Vous plaisantez ! se récria-t-il. Le commandant de Lunegarde ne me pardonnerait pas !…
– Voilà qui ne fait qu’augmenter encore ma confusion, docteur ! dit Costes. Je suis déjà assez désolé d’importuner le commandant et sa fille deux jours de plus. Vous avez appris cette ridicule histoire de pièce de rechange d’automobile qu’on n’arrive pas à me procurer ? »
Le docteur Broca hocha la tête en souriant :
« Ne vous alarmez pas outre mesure. Tels que je connais vos hôtes, je suis sûr que vous ne les dérangez pas beaucoup, ou plutôt qu’ils ne se dérangent pas beaucoup pour vous. J’entends par là que votre séjour forcé parmi eux n’a pas dû leur faire changer grand-chose de leurs habitudes. »
Là-dessus, il s’apprêtait à prendre congé. Costes le retint. Ces dernières paroles avaient ravivé sa curiosité. Il n’allait point laisser passer ainsi l’unique occasion qui lui serait sans doute offerte de l’assouvir.
« Docteur, commença-t-il donc, avec une négligence voulue, faut-il vous avouer que je continue à tout ignorer des maîtres de l’aimable maison où je viens de recevoir un accueil que je n’oublierai point. Je tiendrais à ce que cette lacune fût comblée. N’êtes-vous point en mesure de m’y aider quelque peu ? »
Et, comme son interlocuteur affectait un air effarouché, Costes s’empressa de poursuivre :
« Comprenez-moi bien. Il ne s’agit point d’indiscrétions, de papotages. Mais, enfin, j’ai encore, avant mon départ, à déjeuner et à dîner au moins trois fois ici. Je ne voudrais pas commettre d’impair, au cours de nos futurs entretiens. »
Le médecin se taisait toujours, se bornant à approuver vaguement du menton, Costes, alors, brûla ses vaisseaux :
« Tenez, un exemple : quand, ce matin, j’ai été présenté à Mlle de Lunegarde, reconnaissez que j’aurais fort bien pu, que j’aurais même peut-être dû m’enquérir de la santé de sa mère. »
Il avait touché juste. Le docteur Broca tressaillit.
« Ce n’eût pas été particulièrement indiqué, en effet ! dit-il.
– Vous voyez bien ! fit Costes, papelard. Mais, rassurez-vous, je m’en suis bien gardé. Sachez qu’hier une chose m’a frappé aussitôt : l’absence de bague au doigt du commandant. Peut-être n’y a-t-il jamais eu une Mme de Lunegarde ? »
Le docteur se tut, continuant à jeter des regards effarouchés dans la direction de la porte, comme s’il avait craint que quelqu’un fût caché derrière, en train d’écouter.
« Eh bien ? fit Costes, qui s’impatientait. Que dites-vous de ma supposition ? »
L’autre secoua la tête, puis le regarda fixement.
« Vous vous trompez, dit-il enfin avec lenteur. Le commandant a été marié. Il y a bien eu une Mme de Lunegarde. Seulement…
– Je comprends ! Ils ont divorcé ? »
Le docteur fit un signe négatif.
« Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
– Elle est morte, alors ?
– Ce n’est pas cela non plus. À parler franc, d’ailleurs, je n’en sais rien. Oui, croyez-moi si vous voulez, ne me croyez pas, c’est pourtant la vérité que je vous dis : je n’en sais rien. Et j’ajoute qu’à Lunegarde, personne ne doit être plus avancé que moi. Il faut connaître l’esprit des gens de par ici, des gens du Causse. On n’est pas très curieux, vous savez. Chacun vit très replié sur lui-même. Et puis, les événements dont il s’agit remontent à si longtemps déjà !
– Quels événements ? »
Le docteur parut réfléchir.
« Écoutez-moi donc, cher monsieur, dit-il, prenant définitivement son parti. Vous avez raison ! Autant vous dire tout de suite ce que je sais. Vous allez voir que ce n’est pas beaucoup. Nous sommes en 1929. Le commandant de Lunegarde a aujourd’hui soixante-sept ans. Il était capitaine en 1904, quand il s’est marié. Mme de Lunegarde n’était pas du pays. Elle n’y est venue que deux ou trois fois jusqu’en 1908, date à laquelle son mari a été nommé en Tunisie.
– Ah ! » fit Costes, qui se rappelait, durant le déjeuner, avoir demandé à son hôte s’il avait servi aux colonies, et n’en avoir pas reçu de réponse.
« Oui, continua le docteur, en Tunisie. Ils y partirent tous les deux vers la fin de 1908. La petite Élisabeth était née. Elle pouvait avoir trois ans. Craignant pour elle le climat de là-bas, ses parents la laissèrent à la vieille Mme de Lunegarde mère, qui devait mourir quatre ans plus tard, au début de 1912. À cette époque, le commandant était rentré en France depuis deux ans déjà… mais sans Mme de Lunegarde.
– Et alors ? fit Costes après un silence. C’est tout ? »
Le docteur Broca haussa les épaules :
« Je vous avais prévenu, monsieur. Eh oui ! c’est tout ! L’année suivante, ayant atteint ses trente ans de service, il prenait sa retraite. Depuis, sauf de 1914 à 1918, il n’a plus quitté le village, et, aussi vrai que je suis là, on n’y a jamais plus entendu parler de Mme de Lunegarde. Ce n’est pas la peine d’interroger quelqu’un. Personne, encore une fois, ne vous en dira davantage. Je ne vois que le commandant lui-même qui pourrait vous éclairer là-dessus… ou bien Mlle Élisabeth, et encore je n’en suis pas certain. Mais je ne pense pas que votre intention soit de les questionner, n’est-ce pas ?
– Grand merci, docteur ! Vous pouvez être tout à fait en repos de ce côté » murmura Costes rêveusement.
Cette fin de journée lui fut insupportable. Il sortit, moins pour se dégourdir les jambes que dans le but de fuir cette demeure déserte, que l’obscurité commençait à gagner, et où l’on n’entendait pas un bruit.
Dehors, il faisait à peu près le même temps que la veille. Des nuages semblaient figés dans le ciel d’étain, des nuages chargés d’une neige qui ne se décidait pas à tomber. Toutes les masures du village étaient closes. Pas un visage derrière les vitres. Aucune lampe n’était encore allumée.
Costes s’engagea sur une route qu’il reconnut très vite pour être celle du cimetière. Il eut un haut-le-corps et rebroussa chemin. L’excursion qu’il y avait faite dans la matinée lui suffisait pour aujourd’hui. Revenant alors sur ses pas, il se retrouva sur la route par laquelle il était arrivé vingt-quatre heures auparavant. Il revit les mêmes champs de pierre au-dessus desquels tournoyaient les mêmes corbeaux. Parvenu au grand bâtiment à allure d’hospice, aussi muet et verrouillé que tout le reste lui aussi, il n’insista point. À quoi pouvait rimer cette marche à travers ce paysage hostile et glacé ? Autant rentrer, en attendant l’heure du dîner ! Autant regagner sa chambre. Au moins, il était sûr d’y avoir de la lumière et du feu.
Il faisait déjà à peu près nuit. Il hâta le pas, comme s’il s’était senti poursuivi. Poursuivi ? Non ! Ce n’était pas exactement cette impression-là qu’il éprouvait. De même que dans le cimetière, le matin, il lui semblait être la proie d’un long regard posé sur lui, qui l’implorait, le suppliait, d’une bouche collée à son oreille qui n’arrivait pas, ne se décidait pas à parler. Oui, c’était bien cela ! Il devait y avoir, tout près de lui, quelqu’un – homme ou femme, il ne savait pas – occupé à épier ses gestes, à qui pas une de ses pensées ne pouvait passer inaperçue.
Il remonta chez lui. C’était lugubre, cette maison sans une photographie, sans un portrait, d’où délibérément tout souvenir avait été banni. Troublé, maussade, il s’installa au coin de la cheminée, tendit à la flamme ses pieds qu’à peine une demi-heure de marche avait suffi pour transir. Sept heures, enfin, sonnèrent à l’église toute proche. Des pas retentirent, du fond du corridor, presque aussitôt. C’était la vieille Maria. Elle frappa à la porte et annonça :
« Le dîner est servi ! »
Il se leva, sans enthousiasme, et descendit.
*
Maintenant, Costes regardait la merveilleuse fille étendue, toute nue, devant lui. Quelle heure était-il, pouvait-il être ? Minuit, sans doute ? Minuit, peut-être ? Oui, c’était bien cela : à peu près minuit. Le pâle visage d’Élisabeth se pinçait aux joues et aux tempes. Sa mince gorge, sa taille, ses hanches semblaient celles d’un adolescent. Sa chevelure d’ébène et d’or, toute emmêlée, voilait ses traits, s’éparpillait autour de sa tête. Quant à ses yeux, ils étaient fermés. Dormait-elle ? Était-elle morte ? Nul n’aurait pu, en cet instant, le deviner. Et puis, voici, subitement, que ses paupières s’entrouvrirent. Elle vit Costes penché sur elle. Elle ne sourit pas. Elle ne parla pas. Elle se contenta de le saisir, à bras-le-corps, avec une sorte de fureur sauvage. Une fois de plus, éperdument, elle colla son corps au sien.
Lui, n’est-ce pas ? Il ne savait pas, il ne comprenait pas très bien ce qui lui arrivait, où il était. Sa chambre était obscure. Mais une bûche qui craqua dans l’âtre l’emplit brusquement d’une fuligineuse lueur. Il y avait aussi le jet de lumière qui, par la porte entrebâillée, venait de l’électricité laissée allumée dans le cabinet de toilette. La livide blancheur du drap, sous Élisabeth, était tachetée de gouttelettes d’un noir pourpre. Costes tressaillit longuement. Jamais il n’aurait pu imaginer pareille émotion. Jamais il n’avait connu ni souhaité l’étreinte d’une vierge. Ces êtres-là, dans son idée, avaient quelque chose d’antipathique, d’inachevé, pour un rien, il aurait dit d’obscène. Qu’est-ce qu’on pouvait bien en attendre, sinon des ennuis, consécutifs à une satisfaction plutôt aléatoire ? Et puis, soudain, il ne réfléchit plus ; il ne pensa plus. Il venait, une fois encore, de sombrer dans le plus total des oublis.
Descendu cinq heures plus tôt à la salle à manger, ainsi qu’il a été dit, tout de suite après l’appel de Maria, Costes y avait trouvé M. de Lunegarde en compagnie de sa fille. Ils l’attendaient pour se mettre à table. La conversation avait été encore moins animée qu’au déjeuner. Pour peu qu’elle continuât à suivre cette courbe, Costes se demanda avec effroi ce qu’allaient être les deux repas du lendemain.
De la place où il était assis, il ne distinguait que fort mal le commandant à peu près dans l’ombre, sa morne face émaciée et ses cheveux blancs. Mlle de Lunegarde était, en revanche, plus visible. Costes, au long d’un repas où l’on parlait si peu, eut tout le loisir de l’examiner. C’était vrai qu’elle s’habillait à merveille. Il se souvenait par le détail de la toilette qu’elle portait le matin, une espèce de jaquette gris-fer, à larges boutons de métal blanc, qui accentuait sa souple et altière silhouette. À présent, elle était vêtue d’une singulière robe rouge, strictement serrée aux poignets et au col, un dur rouge de magistrat d’assises ou de bourreau. Pas de bijoux, bien entendu, sauf, au bras droit, une de ces chaînes d’argent à maillons épais, que l’on nomme chaînes de marine, et qui tintait de façon bizarre, lorsqu’il arrivait à Élisabeth de faire, ce qui était rare, un mouvement.
À aucun instant, Costes n’avait essayé d’échanger une parole avec elle. Il lui en voulait pour son indifférence du déjeuner. Et, d’ailleurs, il était exact qu’elle l’intimidait quelque peu.
« Change-t-elle de robe ainsi tous les jours, à chaque repas, et cela uniquement pour son père ? » ne put-il toutefois s’empêcher de se demander, tant il est vrai qu’un homme accepte difficilement la pensée de n’avoir pas suscité l’attention.
Il eût souhaité que cette soirée se prolongeât. Mais, lorsque le commandant lui offrit de passer en sa compagnie dans un petit salon contigu, Élisabeth s’était déjà éclipsée. À partir de ce moment, il n’avait plus eu qu’un désir : prendre congé. M. de Lunegarde lui versa un verre d’Armagnac. Le contenu, qui était vraiment de premier ordre, ne réussissait qu’à faire regretter l’exiguïté du contenant. Ils échangèrent quelques vagues propos. Il n’était pas neuf heures lorsque Costes se leva, arguant d’une certaine fatigue, conséquence bien naturelle de son accident.
« À demain, cher monsieur ! Inutile de vous dire que si vous avez besoin de la moindre chose… »
Costes remercia. Rentré dans sa chambre, il avait aperçu de sa fenêtre la lumière d’une autre fenêtre située dans l’aile opposée de l’habitation. Elle se reflétait sur le gravier du parc tout recouvert de feuilles noircies. La demie de neuf heures n’avait pas sonné que cette lumière disparut. M. de Lunegarde devait probablement se lever de bonne heure. Il n’aimait guère veiller, en tout cas.
S’étant déshabillé posément, Costes s’était réinstallé au coin de la cheminée. Il ne pouvait songer à se coucher si tôt. Pour ne pas dormir, à quoi bon ! Des yeux, il avait parcouru cette chambre, la veille encore inconnue. On ne pouvait guère songer y découvrir un prétexte quelconque à distractions. Sur une étagère, il avait aperçu pourtant une douzaine de volumes. Il était allé vers eux, en avait pris un, l’avait ouvert au hasard. C’était un tome dépareillé de Virgile. Il était tombé sur un passage des Géorgiques :
Sin has ne possim naturæ accedere partes…
La constatation que son latin était complètement oublié avait achevé de le mettre de mauvaise humeur. Il n’en avait d’ailleurs jamais su beaucoup.
Que faire ? Il devait bien y avoir un ouvrage français sur cette étagère. Mais Costes s’était senti incapable de se lever de nouveau pour y aller voir. À quoi bon, encore une fois ! Il comprenait qu’en ces minutes il n’était au pouvoir d’aucun livre de retenir son attention. La sensation de l’obscure présence éprouvée le matin dans le cimetière et tout à l’heure sur la route était en train de lui revenir. Et voilà que son regard, soudain, avait rencontré la poignée de la porte. Il s’était souvenu que cette porte, il avait négligé de la fermer à clef. Et puis après ? Il n’allait pas se déranger tout exprès pour cela ! Il serait bien temps d’y songer au moment où il gagnerait son lit. Était-il en passe de devenir poltron ?
Cette poignée l’obsédait, tout de même. Un bouton d’émail blanc, bien ordinaire, bien banal pourtant, de forme ronde. Que quelqu’un vînt à la manœuvrer de l’extérieur, Costes n’avait pu s’empêcher de se dire qu’il aurait beaucoup plus de difficulté à s’en rendre compte que si elle eût été d’une autre forme, ovale par exemple, ou bien carrée. Or, à l’instant précis où il était occupé à raisonner de la sorte, il s’était mis à frissonner de la tête aux pieds. Lentement, impitoyablement, le bouton tournait, au milieu d’un silence devenu tout à coup effroyable. Et alors ce qui devait se produire s’était produit. Noire, longitudinale, du haut en bas de la porte, une fente était apparue, avait grandi, livrant passage à un bras nu. Le commutateur électrique se trouvait à une vingtaine de centimètres environ. Avec une netteté terrifiante, Costes avait aperçu une main qui le saisissait. La chambre avait basculé dans la nuit. Costes avait à peine eu le temps de se dresser qu’une bouche s’était emparée de sa bouche avec une muette frénésie.
Dormait-elle ? Était-elle éveillée ? Il continuait à ne pas le savoir. Doucement, avec d’infinies précautions, il alla au cabinet de toilette, en ouvrit davantage la porte. Un peu plus de clarté se fit. C’était ce que désirait Costes, il revint alors vers le lit. Élisabeth n’avait toujours pas bougé. Il s’agenouilla et resta là, silencieusement, à la regarder.
C’étaient les premières minutes de répit qui lui étaient laissées pour réfléchir à sa bouleversante aventure. Il approcha son visage de ce singulier visage fermé, tant qu’il le put, à le toucher. La volupté, s’en retirant momentanément, y avait fait place à une expression de taciturne mélancolie. Costes en fut comme épouvanté. Il y avait dans la conduite d’Élisabeth un secret que ne suffisait pas à expliquer la poursuite de l’assouvissement charnel. Si persuadé qu’il fût de ses mérites, il n’était pas assez fat, cependant, pour s’imaginer que cette enfant eût ressenti pour lui une passion violente au point de se jeter ainsi dans ses bras, de lui consentir, sans autre raison, un sacrifice aussi total, aussi péremptoire.
Oui ! Mais alors, quoi ?
Les pures jambes d’Élisabeth ! Couchée un peu sur le côté, les genoux légèrement infléchis et soudés l’un à l’autre, elle apparaissait ainsi plus mince, plus grande, plus fine que si elle avait été étendue tout de son long. La flamme qui se mourait dans la cheminée rosissait par saccades cette tendre chair, s’arrêtait aux pointes des hanches, enténébrait les recoins secrets de l’aine et des aisselles. Un des bras de la jeune fille pendait au flanc du lit dévasté. L’autre gisait, aussi inerte que s’il ne lui eût plus appartenu, à côté d’elle. Débordant d’émotion, Costes l’effleura de ses lèvres. Le corps tout entier d’Élisabeth frémit. Ses yeux s’entrouvrirent. Elle aperçut Costes. Une fois encore, il fut sa chose, farouchement, éperdument.
À combien de reprises s’enchevêtrèrent et se réenchevêtrèrent-ils de la sorte ? La morne cadence des heures sonnées par cette pauvre église de campagne fut seule à marquer, à leur insu, leurs pâmoisons. La notion du monde extérieur, dans la cervelle saccagée de Costes, semblait s’amollir, se désagréger. Une ou deux fois il eut l’impression qu’il allait sombrer dans le sommeil, puis ensuite qu’il se réveillait ne sachant plus très bien où il était. Sombre miracle de ces nuits où les objets qui nous entourent se déforment, où les bruits ou les odeurs ont des correspondances, des prolongements qui débutent dans la réalité pour se perdre dans l’hallucination. Étendant dans son rêve ses mains pour vérifier si elle était toujours là, Costes rencontrait avec bonheur les régions du corps d’Élisabeth les plus mystérieuses, les plus inattendues. Et puis, soudain, il étouffa une plainte sourde. Où donc était-elle, mon Dieu ? Dressé d’un coup sur son séant, il la découvrit à la place où il était lui-même quelques heures plus tôt. Ce fut son tour de lui jeter son bras autour du cou, de tâcher de l’attirer à lui.
Un doigt sur les lèvres, elle lui fit signe de ne pas bouger. En même temps, elle lui désignait la fenêtre. Il comprit. À travers les vitres, il venait d’apercevoir une autre fenêtre, éclairée celle-là. La fenêtre de la chambre de M. de Lunegarde. Il ne put s’empêcher de frissonner.
Ils demeurèrent tous les deux immobiles ainsi, un long moment, lui le cœur battant plus qu’il n’est possible de dire, elle en apparence impassible.
« Quelle heure est-il ? dit Costes, enfin.
– Cinq heures passées ! L’heure où il se lève chaque jour. C’est ma faute. Je n’aurais pas dû m’attarder si longtemps.
– Peut-il se douter de quelque chose ?
– Je ne pense pas. Mais j’ai eu un tort. Afin de ne pas faire de bruit en y revenant, j’ai laissé la porte de ma chambre entrouverte. Il le remarquera s’il passe devant, c’est-à-dire s’il sort avant que je sois de retour. Ah ! et puis, qu’importe ! »
Costes murmura :
« Je crois qu’il est préférable de rentrer le plus tôt possible, dans ces conditions. »
Elle le regarda d’une assez curieuse façon.
« Auriez-vous peur ? » demanda-t-elle.
Pour toute réponse, il l’enlaça.
Elle se dégagea posément.
« Chut ! fit-elle. J’aime mieux qu’on ne soupçonne rien. Pour l’instant, du moins ! Après, encore une fois, que m’importe ! »
D’un geste brusque, elle avait rejeté ses cheveux en arrière. Lente, très calme, elle s’enveloppa dans sa robe de nuit.
« Élisabeth ! » fit Costes d’une voix étranglée.
Elle le regarda presque durement. Où prenait-il le droit de l’appeler ainsi, par son prénom ?
« Élisabeth ! répéta-t-il. Ce n’est pas ma faute si je crois que je t’aime, que je vais t’aimer, tout au moins. Il y a une chose, en tout cas, dont je suis sûr : c’est que jamais, jamais, je n’oublierai… Que puis-je te dire ? Que puis-je faire ?
– Ce que vous pouvez faire ? »
Un éclair venait de passer dans ses yeux. Elle apercevait, semblait-il, elle touchait le but qu’elle s’était proposé d’atteindre.
« Ce que vous pouvez faire ? répéta-t-elle. À l’heure actuelle, il est trop tard pour que je l’explique. Il me faut rentrer. Mais demain, aujourd’hui plutôt, tu le sauras. Vous le saurez. »
Ivre d’amour, il essaya de la retenir. Déjà elle lui avait échappé. Pour être assuré qu’il n’avait pas été le jouet d’un rêve, il ne lui resta plus que ces poignantes taches pourpres, et ce parfum fauve qui devait le tenir éveillé jusqu’à l’aube, chair en émoi, tête perdue dans son oreiller.