Chapitre 3 — III
Costes se réveilla vers neuf heures et demie, une heure plus tard que la veille. Le froid était toujours aussi vif, mais le soleil brillait.
Il n’eut même pas le temps d’évoquer les péripéties de cette nuit mouvementée. Une chose qu’il aperçut, sitôt qu’il eut les yeux ouverts, l’empêcha de songer à rien d’autre, le transporta de stupéfaction. Cette chose était une lettre, posée bien en évidence en face de son lit, sur un guéridon.
Quelqu’un, durant son sommeil, s’était donc introduit dans la chambre. Qui ? Pas la vieille Maria, en tout cas. Elle ne venait que quand on la sonnait. Ce ne pouvait être qu’Élisabeth. C’était elle, en effet. Les doigts tremblants, Costes avait déchiré l’enveloppe. Une témérité aussi tranquille le dépassait, le remplissait tout ensemble d’orgueil et d’effroi.
Qu’avait-elle à lui dire ? La lettre ne contenait que quelques lignes. À les lire, Costes poussa un soupir de soulagement. Une seconde, il avait pu redouter que la jeune fille ne se dérobât, ne revînt sur la promesse qu’elle lui avait faite, quelques heures plus tôt. C’était le contraire, grâce au Ciel, qui se produisait. Mlle de Lunegarde, par ce billet impératif et rapide, lui rappelait leurs conventions. « Ainsi que nous en avons décidé, écrivait-elle, je serai dans votre chambre, ce soir, à onze heures. Faites en sorte, de votre côté, que rien ne vous empêche d’être exact à ce rendez-vous. » Il ne put s’empêcher de sourire. Elle n’avait rien à craindre à cet égard. Ce ne fut que plus tard qu’il comprit ce qui avait conduit Élisabeth, fille logique et rigide, à prendre ce surcroît de précautions.
« Au moment du déjeuner, pensa-t-il, je trouverai bien un moyen de demeurer seul avec elle, de lui dire… Lui dire quoi ? Je n’ai pas trop des heures qui me restent pour y réfléchir, pour ne pas trop la décevoir, après ce qu’elle n’a, la chère enfant, pas redouté d’être pour moi ! »
Et, toujours, il y revenait, à ces étreintes noires et rouges, éclairées par les flammes de la cheminée. Tout le reste de cette matinée, il le passa dans un état voisin tantôt de la prostration, tantôt d’une surexcitation indicible. Les détails d’une telle nuit, il était en train de les revivre un à un. Ce qui dominait dans son âme, dans son esprit, c’était l’émotion, une émotion toute éclairée, toute baignée de reconnaissance. Il oubliait qu’en échange du don inouï que Mlle de Lunegarde venait de lui faire, elle attendait quelque chose de lui. Il oubliait ou, plutôt, il ne voulait pas y songer. « Quoi qu’elle veuille, se répétait-il, quoi qu’elle exige, jamais elle ne voudra assez, n’exigera trop. N’est-ce pas moi, ma bien-aimée, qui te redois tant, qui suis destiné à demeurer, éternellement, ton débiteur comblé et ravi ? »
Ces considérations chevaleresques ne lui avaient point coupé l’appétit. Il sonna pour avoir son petit déjeuner.
Maria entra. Sur le ton aigre-doux qui lui était habituel, elle lui transmit une communication de M. de Lunegarde. Le commandant désirait lui parler. Il avait attendu qu’il fût réveillé.
« Je m’excuse ! Je serai prêt dans quelques minutes. Voulez-vous dire à M. de Lunegarde que je vais aller le retrouver en bas.
– Il préfère venir ! C’est assez pressé.
– Entendu ! qu’il veuille bien alors se donner la peine de monter d’ici cinq minutes. Je serai à sa disposition. »
Il s’efforçait de paraître à son aise. Il ne l’était qu’assez peu, en réalité. De quoi pouvait-il s’agir encore ? Pour être franc, il n’avait guère songé, depuis son réveil, au commandant de Lunegarde. La façon dont ce dernier se rappelait à son souvenir ne le rassurait que modérément.
« Excusez-moi, cher monsieur, d’avoir insisté pour vous voir à une heure aussi matinale.
– C’est moi qui m’excuse, mon commandant !… »
Jamais Costes ne se serait figuré qu’il aurait pu se sentir aussi troublé, aussi petit garçon devant quelqu’un. Il avait tout de même bénéficié, qu’il l’eût voulu ou non, de l’hospitalité de cet homme ! Il se faisait de l’honneur une conception à la fois théâtrale et bourgeoise dont il se sentait en cette minute accablé. Cette crise de conscience d’ailleurs ne lui avait pas empêché de prendre ses précautions. Il n’avait pas manqué d’utiliser les cinq minutes consenties par M. de Lunegarde. Elles avaient servi à remettre un ordre judicieux dans cette chambre où planait encore l’âcre et fade fantôme de l’amour. Ces plissures des draps, ces rosissures multipliées, de-ci de-là, par les lèvres d’Élisabeth, tout le morne et mortel arroi de la passion, Costes venait, en un tournemain, à grand renfort de courtepointes, de couvertures, d’édredon, de s’en rendre maître, de le dérober à des regards dont il avait de bonnes raisons de redouter la perspicacité – hypocritement, pudiquement.
Il n’était pas plus rassuré que cela, néanmoins. Son hôte ne se décidait pas à parler.
« Puis-je vous demander comment va votre genou ? s’enquit enfin M. de Lunegarde.
– À merveille ! répondit Costes avec empressement. Comment y aurait-il d’ailleurs de quoi surprendre, avec les soins que j’ai reçus chez vous ! »
Le commandant s’inclina.
« Vous m’en voyez on ne peut plus heureux. Une bonne nouvelle en vaut une autre. Un coup de téléphone de Gramat vient de m’apprendre que votre automobile est réparée, prête à repartir. Oui, la fameuse pièce de rechange, que l’on n’attendait que demain, vient d’arriver. Je m’en félicite d’autant plus que j’ai pu voir à quel point ce retard vous a ennuyé. En tout cas, vous ne nous quitterez qu’après le déjeuner, n’est-ce pas ? D’ici à Aurillac, il n’y a guère plus de cent kilomètres. Vous serez chez vos amis, sans vous presser, avant la tombée de la nuit. »
Costes crut discerner, sous l’éternelle froideur polie de M. de Lunegarde, une nuance de raillerie. Quant à lui, il demeurait immobile, incapable de dire un mot, ayant toutes les peines du monde à dissimuler sa contrariété, son embarras.
Le commandant ne parut point y prendre garde.
« Inutile d’ajouter, poursuivit-il sur le ton le plus naturel, que, pour peu que vous vous sentiez encore fatigué, vous devez continuer à considérer ma maison comme la vôtre. Je ne la crois malheureusement pas assez folâtre pour que vous soyez trop tenté par cette offre. »
Et comme Costes s’embrouillait dans de vagues paroles de protestation :
« Allons, je vous quitte ! dit M. de Lunegarde, avec son sourire pâle. J’ai à passer chez ma fille, afin qu’elle veille à ce que le dernier repas que nous devons prendre ensemble ne soit pas trop mauvais. »
Resté seul, Costes eut tout le loisir de mesurer l’étendue de la catastrophe. Il venait de se proclamer en parfaite santé. Après avoir, d’autre part, tellement gémi sur le contretemps qui l’avait empêché jusqu’alors de reprendre la route, il lui était difficile maintenant d’ajourner son départ jusqu’au lendemain sans risquer d’éveiller les soupçons de son hôte. Or, n’avait-il pas promis, de façon formelle, à Élisabeth qu’il l’attendrait le même soir à onze heures dans sa chambre ? « Faites en sorte que rien ne vous empêche d’être exact à ce rendez-vous », ne venait-elle pas de lui écrire, comme si elle avait pressenti la nécessité de lui rappeler son engagement ? À quoi se résoudre, dans ces conditions ? Jouer la comédie ? Demeurer une journée de plus à Lunegarde en prétextant un malaise subit ? Costes répugnait à de tels expédients, moins par scrupules, peut-être, que parce qu’il se sentait assez mauvais comédien. Mais tout, incontestablement, tout plutôt que de manquer de parole à quelqu’un qui venait de lui donner à lui, homme, une si belle leçon d’audace, de mépris des conventions ! Et puis, il le savait bien, pourquoi ne pas, dès à présent, se l’avouer, il y avait une perspective à laquelle il ne pouvait plus d’ores et déjà se résoudre, celle de ne pas tenir une fois encore aujourd’hui Élisabeth entre ses bras. Qui pouvait bien lui dire où ils étaient destinés à se retrouver ensuite tous les deux ? Dans combien de temps ? Il sentait sa gorge se serrer. Il se rendait compte soudain de la toute-puissance avec laquelle cette étrange nouvelle venue était en train de s’imposer à lui.
Une seconde, il eut l’idée d’user du même procédé qu’Élisabeth, de lui écrire. Mais aller frapper à la porte de la jeune fille eût été une folie à la pensée de laquelle il ne s’arrêta guère. Lui faire porter une lettre par Maria ne lui parut pas beaucoup plus prudent. Finalement, il se dit qu’il était plus de dix heures. Le déjeuner aurait lieu à onze heures et demie. De toute manière, il verrait alors Mlle de Lunegarde. Son père devait déjà l’avoir mise au courant de son départ prématuré. Elle ne manquerait pas de s’arranger pour avoir avec lui quelques instants de tête-à-tête. À deux, ils pourraient ensuite aviser.
« Tâchons néanmoins d’avancer le moment de cet entretien, se dit-il. Dix heures un quart ! Je suis impardonnable. Elle doit chercher, depuis ce matin, tous les moyens de me rencontrer. »
L’expérience n’allait pas tarder à lui prouver, une fois de plus, la différence qu’il peut y avoir entre l’esprit géométrique et l’esprit de finesse. Il acheva de s’habiller, un peu fébrilement, et marcha au-devant de cette démonstration.
Costes était de ces êtres qui sont persuadés que ce qui leur arrive n’a jamais pu, auparavant, arriver à personne d’autre. Le côté livresque de son aventure lui échappait totalement. On juge si sa déception fut de taille lorsque, onze heures et demie étant sur le point de sonner, il pénétra dans le petit salon attenant à la salle à manger sans avoir rencontré quelqu’un qui ressemblât, de près ou de loin, à Mlle de Lunegarde. Un tel manque de hâte à venir au-devant de lui, après les événements de la nuit, et alors qu’elle était certainement avertie de l’heure proche de son départ, avait-on idée !
Il n’était point au bout de ses déceptions, ni de ses peines, cependant.
« Tiens, il me semble que vous boitez plus que ce matin, cher monsieur ? fit M. de Lunegarde, qui survenait.
– Ce n’est rien ! murmura Costes, qui avait cru devoir prendre, à tout hasard, cette précaution.
– Je le souhaite. Ah ! que je vous signale, à propos ! On vous a tout à l’heure téléphoné d’Aurillac, de la part de vos amis. Je vous ai fait chercher, mais en vain. Vous étiez sorti.
– En effet ! » dit Costes en rougissant.
Il devait être à ce moment-là dans le parc, à se promener de long en large, avec l’espoir d’attirer l’attention d’Élisabeth.
« Cela n’a pas d’importance, reprit le commandant, impassible. C’est moi qui ai pris la communication. J’ai donné l’assurance à cette dame – car c’était une dame qui appelait – que vous seriez à Aurillac pour dîner. À présent, n’est-ce pas ?… Je vous en supplie, pour peu que votre genou vous fasse encore souffrir…
– Oui… non… fit Costes, ne sachant plus quelle contenance garder, j’ai l’impression que cela va mieux. »
Dans la salle à manger, où ils passèrent presque aussitôt, il pensa s’effondrer. Deux couverts seulement étaient mis.
Le commandant dit, avec sa nonchalance coutumière :
« Je suis confus d’avoir à vous présenter les excuses de ma fille. Mais elle ne s’est pas sentie très bien. Elle ne descendra pas déjeuner. »
« Vous boitez réellement ! » constata M. de Lunegarde, quand ils se levèrent de table.
Costes eut un geste évasif :
« Oui, je dois l’avouer. C’est d’autant plus curieux que, ce matin, je ne souffrais presque plus ainsi que vous avez pu vous-même le voir. »
Il se sentait furieux et ridicule à la fois.
« Ce doit être d’origine rhumatismale, » crut-il devoir ajouter.
M. de Lunegarde ne disait mot. Costes reprit, tâtant maladroitement le terrain :
« D’ailleurs, il est à peine midi et demie. Je n’ai pas besoin de partir avant trois heures. J’ai tout le temps de me reposer.
– Je ne crois pas que ce soit deux heures et demie de repos qui puissent améliorer beaucoup votre état, fit le commandant avec flegme. Prévenez-moi, néanmoins, de votre décision. Si vous restez, nous en aviserons vos amis d’Aurillac. C’est la moindre des choses. »
Costes grimaça un sourire.
« Au cas où, comme c’est plus probable, je me sentirai capable de repartir, me sera-t-il permis, auparavant, de présenter mes hommages à Mlle de Lunegarde ? »
Le commandant acheva posément sa tasse de café.
« Je ne peux pas vous le garantir. Quand je l’ai quittée, tout à l’heure, elle n’était vraiment pas très bien. Mais je vais la faire avertir. Elle sera, de toute façon, très touchée de votre pensée. »
Costes le regarda à la dérobée. Subitement, il eut l’intuition que M. de Lunegarde savait tout. Lui, si satisfait de lui-même pourtant, si fier de ses diplômes, de sa carrière, de son Canal de Suez, il se sentit soudain aussi démuni qu’un enfant devant ce vieil homme solitaire. Il ne distinguait plus qu’à peine ses traits. Le pâle soleil surgi trop tôt se diluait déjà dans une buée au milieu de laquelle le fugitif panorama entrevu à travers les vitres était lui-même sur le point de disparaître. L’ombre pénétrait de tous côtés, comme l’eau par les interstices d’un navire qui sombre, à l’intérieur de cette macabre demeure sans portraits. Costes eut besoin, pour dominer son trouble, de faire un violent effort sur soi, de songer aux roses perspectives qui l’attendaient. Ne serait-il point, dans un mois au plus tard, parmi ces paysages d’Orient qu’il n’avait jamais vus, mais qu’il se figurait, comme tous les êtres d’imagination un peu courte, beaucoup plus beaux ou d’une beauté différente qu’est la leur, en réalité ? Oui, mais ne voilà-t-il pas que déjà ces certitudes enchantées paraissaient avoir perdu de leur puissance ! Un autre pouvoir s’était manifesté depuis la veille, dont Costes n’avait peut-être pas sur-le-champ estimé à sa juste valeur toute la force. Il commençait à s’en rendre compte à présent, dans un désarroi de tout lui.
Sur ces entrefaites, Maria, que M. de Lunegarde venait de dépêcher en ambassade auprès de sa fille, rentra et dit de sa voix morte :
« Mademoiselle n’est pas dans sa chambre. Elle a dû se trouver mieux, et elle aura voulu un peu prendre l’air.
– À merveille ! dit le commandant, se tournant vers Costes. Elle sera certainement rentrée pour trois heures. Vous la verrez donc avant votre départ, cher monsieur. »
Où sont la sagesse, le devoir, à certains moments de la vie ? Costes eût été bien content d’être plus vieux de quelques heures pour connaître le parti auquel il allait en définitive se résoudre, qui, pour mieux dire, s’imposerait à lui. Remonté dans sa chambre, il ne se souvenait pas d’avoir jamais passé par un monde de sentiments aussi contradictoires. Que signifiait l’attitude d’Élisabeth ? S’était-elle reprise ? Avait-elle eu honte de sa conduite de la nuit ? S’était-elle juré de ne plus se trouver en présence de celui qui, bon gré mal gré, avait le droit de la nommer désormais sa maîtresse ? « Sa maîtresse ! » Costes se répéta, avec transport, ce mot merveilleux. Mais quoi ? Un reniement, un repentir aussi tardif, qu’eût-il signifié ? Sa lettre de ce matin, écrite à son amant à tête reposée, n’était-elle pas, au contraire, le témoignage qu’elle ratifiait, qu’elle confirmait l’engagement intervenu entre eux parmi les sombres égarements de la passion ? Volontaire, résolue comme elle l’était, elle lui faisait l’honneur d’admettre qu’il n’était point bâti autrement qu’elle, et qu’il s’arrangerait pour surmonter tous les obstacles, afin de l’attendre cette nuit dans sa chambre, à l’heure qu’ils auraient convenu : jusque-là, elle lui faisait confiance. Mais son absence elle-même n’était-elle pas la meilleure des preuves que, pas une minute, elle n’avait songé à douter de lui.
Donc, c’était décidé, Costes coucherait une nuit encore à Lunegarde. Il y coucherait, il le sentait bien, moins pour tenir sa parole que parce qu’il savait qu’il lui serait impossible de s’éloigner de ces lieux sans avoir revu Élisabeth, sans avoir eu son corps contre son corps, sans avoir arraché à ses lèvres la révélation d’un secret qui allait la lier à lui, sinon pour toujours, du moins pour beaucoup plus qu’il ne pouvait encore le prévoir. Il arriverait à Aurillac avec un jour de plus de retard, la belle affaire ! La jeune et jolie femme de son ami n’en mourrait pas. La vérité l’obligeait d’ailleurs à reconnaître que, depuis vingt-quatre heures, il n’avait guère songé à elle, sauf pour réprimer un petit geste d’agacement quand, au moment du déjeuner, il avait appris que c’était elle qui avait pris l’initiative de téléphoner.
Dans l’intervalle, il avait entendu, devant la porte d’entrée, une pétarade de moteur. Il n’avait même pas eu la curiosité de descendre. Il ne savait que trop de quoi il s’agissait. C’était son automobile que le garagiste de Gramat lui ramenait, escomptant à n’en pas douter des félicitations.
Allons, il était impossible de faire autrement ! Costes devait maintenant prouver s’il avait, oui ou non, des aptitudes pour les rôles de composition.
Phénomène des plus remarquables, et, en tout cas, d’une rare opportunité : son genou avait enflé de nouveau, quand il fit dire par Maria à M. de Lunegarde qu’il craignait fort de ne pouvoir repartir ce jour-là. Le commandant qui monta aussitôt prendre de ses nouvelles, ne s’en étonna pas outre mesure.
« C’est un peu de votre faute, cher monsieur. Vous avez trop eu confiance en vous. Vous n’êtes pas demeuré étendu assez longtemps. Un bon conseil : gardez la chambre cette après-midi. Descendez dîner avec nous, bien entendu. Ma fille, qui est elle-même tout à fait remise, sera charmée de vous revoir. Par là-dessus, une bonne nuit, et, demain, vous serez tout à fait d’attaque. Ah ! je vais téléphoner à Aurillac, ainsi que je vous l’ai promis.
– Je suis désolé pour tout le dérangement que je vous donne, fit Costes.
– Vous plaisantez ! Mais, dites-moi, peut-être tiendrez-vous à parler vous-même à vos amis ? Il m’a semblé comprendre que cette dame ne serait pas mécontente de pouvoir échanger quelques mots avec vous. »
Costes haussa les épaules.
« Oh ! fit-il, ce n’est pas nécessaire. Elle serait la première, en me voyant dans cet état, à ne pas exiger… Ce sont, je vous le répète, de très vieux amis, de ceux avec qui on n’a pas à se gêner. »
Jamais il ne prit autant de soin à sa toilette que ce soir-là. Malgré l’exiguïté des ressources vestimentaires mises à sa disposition par sa valise et sa malle d’automobile, il n’était pas trop mécontent de lui-même, quand, à sept heures, il descendit pour le dîner. Mlle de Lunegarde se trouvait dans le petit salon lorsqu’il y entra. S’il avait pu le savoir, il aurait été en avance. Ils ne purent échanger un seul mot car le commandant survenait au même instant. Eût-il, d’ailleurs, osé s’y risquer ? La façon dont elle venait de lui serrer la main était si complètement dénuée de bienveillance ! Était-ce donc là la folle fille qui, quelques heures à peine auparavant ?… Il n’en revenait pas ! « On dira ce que l’on voudra, pensa-t-il, la vie est tout de même plus compliquée qu’un examen ! »
Élisabeth était vêtue très simplement d’une jupe noire et d’une blouse à losanges noirs et rouges, ajustée aux poignets et au cou de façon aussi hermétique que la robe qu’elle portait le jour précédent. Une telle sobriété plut à Costes. Il n’y a pas un homme qui ne soit reconnaissant à une femme de cette réserve dans la mise, du moment qu’il sait que pour lui, et pour lui seul, elle peut apparaître autrement.
À neuf heures, il était de nouveau chez lui. Ainsi que la veille, la lumière de la fenêtre de M. de Lunegarde brilla quelques instants. Puis, tout s’éteignit dans la silencieuse maison sans portraits.
S’étant déshabillé, Costes tourna le commutateur électrique et fit la nuit dans sa chambre. Ses tempes battaient. Sa fièvre ne faisait que croître. À onze heures, il sentit plutôt qu’il n’entendit tourner la ronde poignée d’émail blanc.
Simultanément, l’électricité s’était rallumée.
Toute droite, adossée à la porte qu’elle venait de refermer, Costes aperçut alors, blême comme une morte, Mlle de Lunegarde. Elle n’était pas vêtue de sa robe de nuit, mais de la jupe noire et de la blouse à losanges qu’elle portait le soir au dîner.
*
Ils demeurèrent quelques secondes muets tous deux, l’un face à l’autre, elle plus pâle que jamais, lui le front baigné de sueur. Et puis, soudain, avec maladresse, il essaya de la prendre dans ses bras.
Elle le repoussa sèchement.
« Élisabeth !… tenta-t-il de dire.
En même temps, il l’enveloppait d’un long regard, si suppliant, qu’elle parut avoir pitié.
« Je sais, je sais ! Il ne vous est pas très facile de comprendre ! » fit-elle.
Elle s’était assise au coin de la cheminée, dans le fauteuil où il l’avait attendue. Menton dans la main, elle méditait. Lui, toujours debout, il n’osait bouger. Il l’implorait de ses pauvres yeux de chien soumis.
Tout ce qu’il avait passé une journée à combiner était en train de se retourner contre lui. Comme son malheureux pyjama aux tons agressifs dut lui paraître ridicule, en cette minute ! Au fond de la chambre, le lit désert, tout préparé, le lit tout blanc, sous l’électricité toute crue, avait l’air d’un pitoyable appel, un appel qui ne serait plus jamais entendu.
« Élisabeth ! » répéta-t-il.
Elle parut sortir d’un rêve. On eût dit qu’elle avait oublié qu’il fût là.
« Cette lumière ! » murmura-t-elle d’une voix douloureuse.
Elle s’était levée. Elle était allée au cabinet de toilette dont elle alluma la lampe. Elle revint, en laissant la porte grande ouverte. Puis, elle éteignit l’ampoule de la chambre. Celle-ci ne fut plus éclairée que comme la nuit précédente – un peu plus distinctement, cependant.
« Il y a certaines paroles qui coûtent autant que certains actes, dit-elle. L’obscurité leur est aussi nécessaire qu’à eux. »
Lui parlant ainsi, elle avait posé sa main sur la sienne.
« Prenez ce fauteuil, ordonna-t-elle. Tirez-le à côté du mien ! »
Il continuait à la regarder avec une stupeur qu’il ne cherchait point à dissimuler. Qu’avait-elle ? Que lui avait-il fait ? À quel moment de ces deux nuits avait-elle été, était-elle sincère ? De toute façon, une chose paraissait certaine : elle s’était moquée de lui.
Sans se rendre compte non plus de la manière dont, lui-même, il se comportait, il bondit tout à coup sur elle. Il l’étreignit.
Cette fois, elle ne le repoussa point. Elle ne songea pas à se défendre.
« Continuez ! se borna-t-elle à dire froidement. Mais je vous préviens qu’alors je crierai. Et vous verrez comme j’ai la voix forte. »
Il eut un sourd gémissement. Ses bras retombèrent.
« Pardon ! dit-il tout bas. Pardon !
– Asseyez-vous, ordonna-t-elle de nouveau, aussi calme que si rien ne s’était passé. Là, près de moi. Plus près encore, si vous voulez. À l’aube, quand nous nous sommes séparés, vous m’avez demandé ce que vous pourriez faire pour moi. Je vous ai répondu que, ce soir même, vous le sauriez. Êtes-vous si peu pressé de l’apprendre ? »
Il la regarda avec égarement. On eût dit qu’il ne l’écoutait même plus. Alors, elle put constater qu’il avait des larmes dans les yeux.
« Pressé de l’apprendre ? fit-il enfin, et Dieu sait sur quel pauvre ton de reproche. Serais-je là ? Serais-je resté, si je ne l’étais point ? »
Émue, peut-être, qui pouvait savoir ? elle allait parler. D’un geste brusque, il l’arrêta :
« Élisabeth !
– Eh bien ?
– Élisabeth, écoutez, je vous prie ! Écoutez-moi ! Je ne sais pas ce que vous avez à me dire. Mais il est utile, indispensable, qu’au préalable vous sachiez ce que j’ai à vous dire, moi. Je consens à ne plus m’approcher de vous, à ne plus baiser le bout de vos doigts, à ne plus vous appeler que mademoiselle, à cette même heure, à ce même endroit où, hier, cependant, mon Dieu… Ah ! pardonnez ! Pardonnez-moi !… Oui, je vous le promets, je vous le jure, et il en sera ainsi tout le temps que vous aurez à me parler, que vous le voudrez. En retour, consentirez-vous à savoir ce que contient mon cœur pour vous de pur désir, de respect aussi, oui, de respect, de gratitude ? Trouverez-vous extravagant que le vœu le plus cher de ma vie soit de vous nommer un jour ma femme, que désormais ce soit ce souhait ?… »
Il s’arrêta, glacé par le rire, le petit rire, plein d’amertume qu’elle venait d’avoir.
« Votre femme ? Comme vous y allez ! J’ai juré de n’être jamais celle de personne. La femme légitime, s’entend ! Inutile de préciser, n’est-ce pas ? Avec vous, surtout ! »
Il étouffa un cri douloureux :
« Élisabeth, je vous en supplie ! »
Elle eut un haussement d’épaules d’impatience.
« Plaît-il ? Vous me suppliez ? Et de quoi ? À mon tour, laissez-moi parler, voulez-vous ? Je sais ce que je fais, ce que je dis. Pour y réfléchir, pour m’y aider, j’ai eu l’appui et l’agrément d’assez nombreuses soirées de ce genre ! Elles ont fait de moi ce que vous voyez. Donc, je vous le répète, puisque c’est là la vérité, ma volonté : non, je ne serai la femme de personne, avant que…
– Avant que ?… » interrogea-t-il.
Il venait, sans s’en être aperçu, de joindre les mains.
Elle, en revanche, elle vit son geste. Pour la première fois de la soirée, elle eut pour lui un regard qui n’était pas sans douceur.
« C’est justement ce que vous allez savoir, répondit-elle. Mais asseyez-vous ! Asseyez-vous donc ! À mon tour, je vous en supplie. »
L’étrange nuit ! Il y a des minutes qui nous marquent pour tout le reste de notre existence. Aux jours où, par la suite, il put se croire le plus affranchi de celles-ci, Costes dut reconnaître, en réalité, que jamais, jamais il n’était sorti de leur dépendance. Sous le ciel égyptien, parmi les géraniums et les fontaines d’Ismaïlia, lorsque s’avancent dans le désert les fantômes des grands paquebots somnambules, combien de fois s’imagina-t-il être délié du serment prêté ce soir-là ! Chaque effort vers sa libération semblait accroître sa servitude. Tout l’invitait à s’en alléger. Tout lui en donnait l’autorisation. Il n’y réussit pas, cependant. Il tint sa parole malgré lui, peut-être, mais il la tint. On n’entre pas impunément dans un endroit comme le cimetière de Lunegarde. On peut aller au bout du monde sans parvenir à oublier le bruit rouillé que fait sa grille, dans le matin…
Immobile, entourant de ses mains ses genoux, Élisabeth regardait, dans la cheminée, la bûche qui se consumait avec une espèce de murmure lugubre. Mille petites flammes rouges dansaient sur la chaîne de son bracelet.
« Écoutez, commença-t-elle avec lenteur. Il y a une chose qu’il faut que vous appreniez, que vous sachiez avant toute autre. Il y a ici quelqu’un que je hais.
– Je le sais ! dit Costes.
– Ah ! fit-elle. Et ce quelqu’un-là, vous savez qui c’est, également ?
– Votre père. »
Si calme qu’il s’efforçait de demeurer, il n’était tout de même pas arrivé à répondre cette chose abominable sans un tremblement dans la voix. Quant à elle, elle n’avait pas sourcillé.
« Mes félicitations ! fit-elle. Pouvez-vous me dire ?…
– Comment j’ai pu deviner ? Comment, plutôt, n’aurais-je pas pu !… Réfléchissez ! Nous ne sommes pas si nombreux sous ce toit. Il ne peut être question de la vieille Maria. Pour ce qui est de moi, je ne pense pas que vous me feriez cet honneur…
– En effet, dit-elle, paisible. Vous avez raison. C’est bien de mon père qu’il s’agit. Oui, je le hais. Et pourquoi ? Est-ce que vous le savez aussi ?
– Peut-être ! »
Elle ne parvint pas, cette fois, à réprimer un petit geste d’étonnement :
« Alors, dites vite : pourquoi ?
– J’ai dit : peut-être. Je peux me tromper. J’ai parlé, hier, au docteur Broca. »
Elle eut un sourire dédaigneux.
« Mes félicitations, encore une fois ! Toujours, je me suis méfiée du docteur Broca. Comme d’à peu près tout le monde, d’ailleurs. Et que vous a-t-il dit, le docteur Broca ?
– Rien que je ne lui aie demandé, et après bien de l’insistance, encore. Il ne faut pas en vouloir au docteur Broca. Il ne faut pas m’en vouloir non plus. Ne voyez pas là de l’indiscrétion. Cela prouve, ne peut prouver qu’une chose : dès hier tout ce qui vous touchait, vous que je n’avais fait qu’entrevoir, ne pouvait déjà plus me laisser indifférent.
– Que vous a dit le docteur Broca ?
– Vous tenez à ce que je vous le répète ? Que, vers la fin de 1908, est parti pour la Tunisie, avec sa femme, un officier qui s’appelait le capitaine de Lunegarde. Ils laissaient ici leur petite fille, âgée, je crois, de trois ans.
– Ah ! Et après ?
– M. de Lunegarde, promu commandant dans l’intervalle, est revenu au bout de deux ans, seul.
– C’est possible. Et puis ?
– On n’a jamais eu de nouvelles, depuis, de Mme de Lunegarde.
– Non, jamais ! » dit Élisabeth, comme se parlant à elle-même.
À demi-voix, elle ajouta :
« Si ! une fois, cependant ! »
Elle avait mis ses mains sur ses yeux. De terribles instants s’écoulèrent.
« Et puis ? »
Costes se tut.
« Et puis, vous ai-je demandé ? N’avez-vous donc pas entendu ?
– J’ai entendu. Et puis, c’est tout, Élisabeth. Tout ce que je sais, du moins. Ne trouvez-vous pas que ce soit suffisant ?
– Oui, fit-elle. Je dirais même trop, s’il s’agissait d’un autre. Mais c’est de vous qu’il s’agit, vous à qui je me suis donnée cette nuit.
– Vous le regrettez ?
– Je ne fais jamais rien sans y avoir réfléchi.
– Quelle raison avez-vous eue pour cela ? »
Elle rit.
« Cela vous arrangerait, n’est-ce pas, si je vous répondais que c’est parce que je vous aime ? Mais rassurez-vous ! Nous sommes tenus à plus de sincérité l’un envers l’autre. Voyons les choses comme elles sont ! En vous disant que je vous aime, je mentirais. Mais je mentirais tout autant en vous affirmant le contraire. Qu’un seul fait, un seul, compte pour vous : ce qui s’est passé. Vous n’avez pas eu trop lieu, n’est-ce pas, de vous en plaindre ?
– Élisabeth ! balbutia-t-il, désemparé.
– Quoi ?
– Rien ! Ne vous ai-je pas dit, n’avez-vous pas compris que je n’ai plus désormais qu’un désir, que vous soyez ma femme ?
– Approchez-vous ! » fit-elle, tout bas.
À l’oreille, elle lui murmura :
« Et moi, ne vous ai-je pas dit, n’avez-vous pas compris que je ne serai la femme que d’un homme, celui qui arrivera à m’apprendre ce que ma mère est devenue.
– Et c’est sur moi, fit-il d’une voix morne, c’est sur moi que vous comptez pour cela ?
– Oui, c’est sur vous ! »
Il frissonna. Elle venait de lui saisir la main. Elle martela, dardant dans les siens ses yeux splendides :
« Autrement, je n’aurais pas couché avec toi cette nuit. »
Il la regarda, épouvanté. Elle lui sourit.
« Ne te souviens-tu donc de rien ? demanda-t-elle.
– De quoi puis-je me souvenir ?
– De ce que tu as raconté hier, au déjeuner. Si tu savais à quel drame ton histoire a failli servir de prétexte, oui, à quel drame ! Le Caire, Alexandrie, à quatre ou cinq heures d’Ismaïlia ! Le Caire et Alexandrie, les casinos où ma mère a chanté !
– Votre mère ?
– Oui. Je te l’ai dit que je n’avais jamais eu de nouvelles d’elle, sauf une fois cependant. L’ignoble vengeance, paraît-il, de quelqu’un contre qui mon père avait gagné un procès, et qui a envoyé à sa fille – je venais d’avoir dix-sept ans ! – le programme du Pavillon Bleu, un établissement de plaisirs d’Alexandrie, saison 1913-1914, où, parmi les photographies d’autres malheureuses, il y avait celle de Mlle Janine Dupré, chanteuse à voix, autrement dit la comtesse Armance de Lunegarde, la propre mère de ta maîtresse, mon ami. Quand j’ai montré cette chose affreuse à mon père, quand, en pleurant, je lui ai demandé si c’était vrai, j’ai cru qu’il allait me tuer. Si tu savais les horribles mots, les blasphèmes qui sont sortis de la bouche de cet homme de glace le reste du temps ! La haine, la haine, la haine, je te jure que j’ai appris alors ce que c’était. Et cette haine-là, ainsi que je viens de te le dire, je la lui ai retournée sur-le-champ. Le silence que, depuis sept ans, je n’ai cessé de garder n’a fait que l’accroître. J’ignore moi-même jusqu’où elle peut aller.
– Ce programme, dit Costes, vous l’avez toujours ?
– Tu t’imagines comme il me l’a laissé ! Mais tu le retrouveras, toi ! Pavillon Bleu, Alexandrie, saison 1913-1914. Et elle aussi, tu la retrouveras, n’est-ce pas ? À moins que… »
Morne, elle haussa les épaules :
« À moins qu’elle ne soit plus de ce monde, bien entendu ! »
Il la regarda, et, avec une douceur qui le laissa lui-même surpris :
« Élisabeth, je ferai de mon mieux. Mais, dites-moi, si j’ai bien compris, si je ne vous avais pas appris hier matin que je m’en allais en Égypte, ce qui s’est passé hier soir entre nous n’aurait pas eu lieu ? »
Elle eut un geste de lassitude.
« Bien sûr que non ! murmura-t-elle. À quoi bon mentir ? Oui, à quoi bon ! »
« Et maintenant ? demanda-t-il, après un instant de silence.
– Maintenant, fit-elle, je ne peux que te répéter ce que je t’ai dit. Je ne me marierai que lorsque je saurai de qui je suis fille, ce que ma mère est devenue. Mieux que personne, tu as le moyen de le découvrir, là où tu vas. Que tu m’aimes ainsi que tu le prétends, tu sais désormais ce qui te reste à faire. Mon avenir est entre tes mains. Le tien aussi.
– Sauras-tu attendre ? » demanda-t-il.
Elle sourit, lui prit le front, et colla, comme la veille, ses lèvres aux siennes.
« Je te prie de me le dire, murmura-t-elle. Après ce qui s’est passé hier, que me reste-t-il à faire d’autre, à présent ? »
Tel fut le traité conclu, telles furent les paroles échangées, le 30 novembre 1929, entre M. Georges Costes, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, et Mlle Claire-Josèphe-Élisabeth de Lunegarde. La suite de l’histoire que voici n’a d’autre but que d’établir où cet engagement fut tenu, quand, et comment.