Chapitre 2 — Premiers Aperçus
Cyrus
La pluie martelait doucement contre le pare-brise alors que Cyrus ajustait le rétroviseur de sa vieille berline cabossée. Les néons d’une enseigne de prêteur sur gages, clignotant au loin, se reflétaient à travers l’averse, projetant des éclats fragmentés sur la chaussée. L’eau ruisselait sur la vitre, brouillant la vue en une mosaïque de couleurs et de mouvements. Cyrus, adossé au siège, caressait machinalement du pouce le bord fissuré de sa montre de poche. Le froid métallique lui apportait une certaine réassurance, un poids familier qui l’ancrerait dans l’instant présent. Observer et attendre — il en avait l’habitude. C’était une partie intégrante du métier. Pourtant, ce soir, quelque chose était différent, comme si l’air lui-même portait une menace indistincte, une alerte qu’il ne pouvait nommer.
Liora Castiel. Son nom résonnait dans son esprit alors qu’elle sortait des portes tambourantes d’un hôtel boutique. Une douce lumière ambrée filtrant de l’intérieur soulignait sa silhouette élancée, un contraste frappant avec le monde sombre et trempé qui l’entourait. Son long manteau, resserré élégamment à la taille, accentuait sa prestance, tandis que ses talons claquaient distinctement sur le trottoir mouillé. Pour un observateur occasionnel, elle aurait pu passer pour une des nombreuses figures inaccessibles de la haute société de la ville. Mais l’œil expérimenté de Cyrus décela la tension subtile dans ses gestes précis et mesurés — des mouvements empreints d’une vigilance constante, calculés pour masquer une nervosité qu’elle peinait à dissimuler complètement.
Cyrus ajusta la caméra discrètement fixée sur le tableau de bord, la réorientant pour capturer son image alors qu’elle se dirigeait vers une berline noire et brillante, stationnée en attente au bord du trottoir. Un homme grand et imposant, vêtu d’un costume noir parfaitement taillé — l’un des hommes d’Elliot — sortit pour lui ouvrir la portière. Le chauffeur, parapluie à la main, se précipita à son tour, mais Liora marqua une pause imperceptible. Ses yeux noisette balayèrent discrètement la rue, s’arrêtant une fraction de seconde sur les ombres environnantes. Ce geste, si subtil soit-il, aurait échappé à n’importe qui d’autre, mais pas à Cyrus. Cette hésitation, cette retenue soigneusement contrôlée, trahissait une femme consciente de vivre sous une constante surveillance. Puis elle prit place dans la voiture, ses mouvements fluides mais empreints d’une tension palpable — comme si elle se préparait à affronter un poids invisible.
« Pas vraiment une vie, n’est-ce pas ? » murmura Cyrus, d’un ton bas et teinté de sarcasme, à peine audible sous le tambourinement incessant de la pluie sur le toit. La petite lumière rouge de la caméra clignotait régulièrement, enregistrant chaque instant. Il s’enfonça dans son siège, les yeux rivés sur les feux arrière de la berline, qui s’éloignait dans l’obscurité.
Allumant le moteur, il s’inséra dans la circulation lente, gardant une distance respectable de la voiture devant lui. La ville, tout autour, s’étirait en une palette de gris et de pénombre, où la pluie scintillait sous l’éclat blafard des réverbères. Les enseignes de néon des liquor stores et des diners ouverts toute la nuit se reflétaient dans les flaques, leurs couleurs ondoyant comme des nappes d’huile. Un vendeur ambulant, abrité sous une bâche, tendait une tasse fumante à un client emmitouflé. Le regard de Cyrus s’attarda une fraction de seconde avant de revenir sur la route. Il avait appris à remarquer chaque détail sans jamais s’attacher à rien, mais ce soir, une partie de lui se demandait ce qu’il faudrait pour ébranler le monde parfaitement orchestré de Liora.
Quelques pâtés de maisons plus loin, la berline noire s’immobilisa devant le parc Saint-Aurélius. Sa silhouette élégante brillait sous la lumière tamisée des réverbères. Cette fois, Liora descendit sans assistance, son manteau ondulant légèrement dans le vent. Malgré la pluie, ses pas étaient rapides, empreints d’une détermination visible. Cyrus gara sa voiture à une certaine distance et observa alors qu’elle s’engouffrait dans l’entrée du parc, sa silhouette s’effaçant lentement dans l’obscurité adoucie par la brume.
Il consulta sa montre de poche une nouvelle fois, le cadran fissuré reflétant faiblement la lumière du tableau de bord. L’inscription gravée à l’arrière semblait peser davantage ce soir : « La vérité est éternelle. » Un sourire amer effleura ses lèvres tandis que son pouce caressait les mots. La vérité, éternelle ou non, était rarement pure. Il rangea la montre dans la poche intérieure de son manteau, attrapa un parapluie posé à côté de lui et sortit de la voiture, ses bottes s’écrasant dans les flaques d’eau.
Le parc Saint-Aurélius s’étendait devant lui comme une anomalie dans l’étendue urbaine, une oasis de verdure nichée entre les tours d’acier et de verre. Les allées pavées luisaient sous la pluie, bordées de haies parfaitement taillées et de bancs en fer forgé. Ce soir, le parc semblait étrangement silencieux, le bourdonnement habituel de la ville étouffé par l’averse. Cyrus avançait prudemment, restant dans l’ombre, son parapluie le protégeant de la pluie battante alors qu’il suivait Liora à distance.
Elle s’arrêta près de la fontaine centrale, dont la statue de pierre était assombrie par les gouttes de pluie. Pendant un instant, elle demeura immobile, la tête légèrement inclinée, comme si elle écoutait un murmure qu’elle seule pouvait percevoir. Cyrus s’arrêta également, reculant sous la protection d’un arbre voisin. Il replia son parapluie, laissant les branches capturer les gouttes, et la regarda attentivement.
Liora sortit un petit parapluie de son manteau. Sa couleur vive — rose à pois blancs — contrastait de manière si surprenante avec son allure sobre que Cyrus sentit un rire monter à sa gorge, qu’il réprima rapidement. Son regard s’assombrit rapidement lorsqu’un jeune garçon, âgé de six ou sept ans tout au plus, surgit d’un banc voisin, son rire coupant le bruit monotone de la pluie. Son grand imperméable flottait autour de lui alors qu’il courait vers Liora, se blottissant contre son manteau pour se protéger. Elle se baissa à sa hauteur, déployant le parapluie pour le tenir au sec avec un sourire tendre. Ses lèvres bougèrent — des mots doux, bien qu’inaudibles pour Cyrus à cette distance. Le garçon éclata de rire, un bonheur simple illuminant son visage.
Quelques instants plus tard, une femme — probablement sa mère — accourut, mêlant gratitude et léger agacement. Liora tendit le parapluie à l’enfant avec une élégance tranquille, balayant d’un geste les remerciements appuyés de la mère. Alors que la mère et l’enfant s’éloignaient, le garçon serrant fièrement son nouveau trésor, le regard de Liora les suivit. Son expression changea alors, s’adoucissant avec une tendresse inattendue, une chaleur spontanée qui contrastait avec l’austérité calculée de son quotidien.Cyrus fronça les sourcils, resserrant sa prise sur la poignée de son parapluie plié. Cela ne collait pas. Ce n’était pas le portrait qu’Elliot avait dressé de sa femme—une femme supposément déloyale, égoïste ou sournoise. Il n’y avait rien d’artificiel dans ce moment-là, aucune trace de la tromperie qu’Elliot semblait si sûr de dénoncer. À la place, il y avait autre chose. Un désir, peut-être. Ou de l’épuisement. Et quelque chose à ce propos le fit se demander si la vérité qu’Elliot prétendait vouloir découvrir ne serait pas, en réalité, sa perte à lui.
Quand Liora se leva, ses traits redevinrent lisses, formant ce masque impassible que Cyrus avait déjà observé plus tôt. Elle se retourna et se dirigea vers la sortie du parc d’un pas mesuré. Il attendit, la laissant s’éloigner, avant de regagner sa voiture. La pluie ruisselait de son manteau pour s’accumuler sur le tapis sombre lorsqu’il s’installa dans le siège conducteur, formant une flaque autour de ses bottes. Sa mâchoire se crispa tandis qu’il repassait la scène dans son esprit. Les images de la caméra confirmeraient ce qu’il avait vu, mais elles ne captureraient pas les détails qui hantaient son esprit : le léger sourire, l’ombre dans ses yeux alors que l’enfant disparaissait sous la pluie.
Sortant sa montre de poche une fois de plus, il la fit tourner doucement dans sa main. Son reflet, déformé par les fissures dans le verre, le dévisageait en retour. « Que cachez-vous, Madame Castiel ? » murmura-t-il, sa voix basse, presque noyée par le léger bourdonnement de la voiture.
Il démarra le moteur et s’engagea sur la route glissante et battue par la pluie, la berline noire disparaissant déjà dans le flux de la ville. Pour la première fois depuis qu’il avait accepté cette affaire, Cyrus ressentit quelque chose s’agiter profondément en lui—une curiosité discrète, mais incontrôlable. Ou peut-être était-ce autre chose. Une conviction qu’il avait cru oubliée depuis longtemps, émergeant à la surface dans ces moments fragiles et inattendus.
Alors que la ville se brouillait autour de lui, les néons et les ombres se confondant sous la pluie incessante, une image restait gravée dans son esprit : Liora, tenant le parapluie de l’enfant, son visage brièvement dénudé de toute défense. Quelle que soit l’histoire qu’Elliot avait tissée, Cyrus commençait à soupçonner qu’elle n’était qu’une façade dissimulant quelque chose de bien plus complexe—et potentiellement dangereux.
La pluie redoubla d’intensité, implacable et intransigeante, tandis que Cyrus poursuivait sa route dans la nuit.