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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2Échos du passé


Camille Duval

Le grondement des vagues sur les rochers semblait lointain, presque irréel, comme une réminiscence enfouie dans l’esprit de Camille. Elle se tenait immobile, le regard perdu au-delà de la vitre de son bureau, où les premières lueurs du crépuscule effleuraient l’horizon de Lyon. Sur son bureau impeccablement rangé, une lampe diffusait une lumière chaude, contraste presque ironique face à la froideur qui pesait dans sa poitrine.

La voix douce et hésitante d’une jeune femme assise face à elle brisa soudain le silence :

— Vous pensez que je dois leur en parler ? À mes parents… et à mon frère ?

Camille détourna son regard de la fenêtre pour le poser sur sa patiente. Les traits anxieux de cette dernière lui rappelèrent brièvement Laura : ce même mélange de fragilité et de force contenue. Une ombre fugace passa dans ses yeux bleu-gris, mais elle se força à sourire avec cette bienveillance maîtrisée qu’elle avait perfectionnée au fil des années.

— Vous seule pouvez décider de ce qui est bon pour vous, répondit-elle d’une voix douce, presque hypnotique. Mais partager un fardeau, même partiellement, peut parfois apaiser sa charge.

La patiente hocha la tête, visiblement absorbée par ses propres pensées. Camille nota mentalement que ce serait une piste à explorer lors de leur prochaine séance. La jeune femme finit par se lever, lui adressant un sourire timide avant de quitter le bureau.

Lorsque la porte se referma doucement derrière elle, le masque de professionnalisme de Camille se fissura. Elle poussa un soupir, laissant la solitude de son bureau s’insinuer en elle, amplifiée par la lumière hivernale qui filtrait à travers les stores. Chaque journée de travail, bien que routinière, était comme une corde tendue, prête à rompre sous le poids des souvenirs qu’elle s’efforçait d’ignorer.

Alors qu’elle s’apprêtait à éteindre son ordinateur, une notification sonore interrompit ses gestes. L’écran affichait un message vocal non identifié. Elle hésita, un frisson d’appréhension parcourant son échine, avant de céder à sa curiosité.

La voix tremblante de sa mère résonna dans le silence :

— Camille… Il faut que tu saches… À propos de Laura… il y a quelque chose dans la maison… dans ton ancienne chambre… Des choses que je n’ai jamais dites…

Le message s’interrompit brusquement. Camille fixa l’écran, immobile, son souffle suspendu. Ces mots, si inattendus, percèrent une brèche dans l’armure qu’elle avait patiemment construite. Son cœur s’alourdit, battant à ses tempes.

— Pourquoi maintenant ? murmura-t-elle, sa voix brisée par la confusion.

Laura. Ce nom avait le pouvoir d’ouvrir des gouffres en elle, des abîmes qu’elle s’efforçait de combler depuis une décennie. Pourquoi sa mère, après tant d’années de silence, décidait-elle soudain de briser le pacte tacite qu’elles avaient scellé ?

Elle tenta de rappeler immédiatement, mais l’appel bascula sur la messagerie. Camille resta un moment figée, fixant son téléphone dans un mélange d’impuissance et de frustration. Elle se redressa brusquement, le souffle court, posant une main tremblante sur son bureau pour se stabiliser.

Les souvenirs s’imposèrent malgré elle. Laura, ses rires cristallins, ses cheveux bruns agités par le vent de Saint-Malo, ses confidences murmurées à l’abri des regards. Puis les disputes, la distance qui s’était creusée entre elles, et enfin l’inéluctable : la falaise. La disparition. Le vide qu’elle avait laissé.

Elle se leva, incapable de rester en place. Ses pas résonnaient nerveusement sur le parquet de son bureau. Ce n’était pas le moment de replonger dans ces souvenirs. Pas maintenant, alors qu’elle avait tout fait pour reconstruire sa vie.

Quelques heures plus tard, alors qu’elle se trouvait dans son appartement, son téléphone sonna à nouveau. Cette fois, c’était un numéro identifié : l’hôpital de Saint-Malo.

— Mademoiselle Duval, ici le service de cardiologie. Votre mère, Anne Duval, a été admise cet après-midi. Elle a fait une crise cardiaque.

Le monde de Camille vacilla.

— Est-ce que… est-ce qu’elle va s’en sortir ? demanda-t-elle d’une voix étranglée.

— Elle est stable pour le moment, mais elle est dans le coma. Vous devriez venir rapidement.

Les mots se répercutèrent dans sa tête, résonnant comme un écho lointain et irréel. Elle resta un moment silencieuse, figée dans l’angoisse, avant de murmurer :

— Je… j’arrive tout de suite. Merci de m’avoir appelée.

Elle raccrocha, les mains tremblantes. La pièce autour d’elle semblait se resserrer, comme si l’air manquait soudain. Une vague d’émotions contradictoires — culpabilité, inquiétude, colère — l’envahit.

Sa mère, avec qui elle entretenait une relation si complexe, était la seule famille qui lui restait. Et ce message vocal… Ces mots énigmatiques tournaient en boucle dans son esprit. Pouvait-elle vraiment hésiter ?

Elle se retrouva à faire rapidement ses bagages, rassemblant des vêtements sans prêter attention à ce qu’elle prenait. Chaque geste semblait automatisé, guidé par une urgence qu’elle ne comprenait qu’à moitié.

Quelques heures plus tard, elle était dans un train en direction de Saint-Malo. La nuit enveloppait le paysage défilant derrière la vitre, masquant les détails comme pour refléter son propre état intérieur. Assise dans un compartiment presque vide, elle serrait son manteau contre elle, cherchant une chaleur qu’elle ne trouvait pas.

Elle sortit son téléphone, hésita à appeler un collègue ou un ami, quelqu’un qui pourrait lui tenir compagnie dans ce moment, mais elle se ravisa. C’était une bataille qu’elle devait affronter seule.

Son esprit vagabondait entre peur et ressentiment. Elle avait quitté cette ville pour une raison, pour échapper aux fantômes qui la hantaient. Mais maintenant, Saint-Malo réclamait son retour, avec ses vents glacés, ses rues pavées imprégnées de souvenirs, et la mer, omniprésente, inoubliable.

Quand elle arriva enfin à la gare, le froid salin de la nuit s’infiltra immédiatement sous ses vêtements. Saint-Malo était exactement comme elle s’en souvenait : intemporelle et oppressante. Les réverbères éclairaient faiblement les pavés, dessinant des ombres allongées sur les murs de pierre.

Elle monta dans un taxi en silence, indiquant l’adresse de l’hôpital. Le trajet se déroula dans un mutisme tendu, le bruit du moteur et des roues sur le bitume occupant tout l’espace sonore. Camille fixa la route sombre, les phares du véhicule révélant brièvement des maisons figées dans le temps et des arbres tordus par le vent.

À l’hôpital, une odeur stérile et le bruit des machines la frappèrent immédiatement. Elle suivit les indications d’une infirmière jusqu’à la chambre de sa mère, son cœur battant à tout rompre.

Anne était là, étendue sur un lit, minuscule et vulnérable. Des fils et des tubes l’entouraient, oppressants dans leur complexité. Camille s’approcha lentement, la gorge serrée.

— Maman… murmura-t-elle, même si aucune réponse n’était possible.

Elle s’assit à côté du lit, attrapa la main froide de sa mère dans la sienne et la serra doucement.

— Je suis là, dit-elle, plus pour elle-même que pour Anne.

Le silence de la pièce était seulement interrompu par le bip régulier des machines. Pendant un moment, Camille se contenta de fixer sa mère, cherchant dans ses traits la moindre indication de réveil.

Enfin, elle ferma les yeux, épuisée par le voyage et par le poids écrasant des souvenirs. Mais dans l’obscurité de ses paupières, ce ne furent pas des images d’Anne qui apparurent. Ce fut Laura, souriante, ses yeux verts brillants d’une lumière que Camille n’avait jamais revue depuis.

Elle rouvrit brusquement les yeux, le souffle court. La main de sa mère était toujours là, immobile dans la sienne. Mais le passé, lui, ne l’avait pas abandonnée.