Chapitre 2 — La Rencontre avec Isabelle
Claire Duval
Le soleil, voilé par d'épais nuages gris, projetait à peine une lumière diffuse à travers la seule fenêtre de la chambre. Claire s’était réveillée tôt, brusquement tirée d’un sommeil agité par des rêves indistincts, où des ombres semblaient la poursuivre à travers des couloirs sans fin. Une sensation persistante d’être observée l’accompagnait, comme un écho de ces visions nocturnes. Les bruits du château, pourtant infimes – le craquement du bois, un souffle d’air à peine perceptible – semblaient amplifiés, enveloppant la pièce d’un silence oppressant.
Elle passa une main sur son médaillon, comme pour se rassurer. L’objet était tiède, une chaleur étrange qui ne semblait pas seulement venir de son corps. Son esprit, encore embrumé, revint aux recommandations de Madame Dupont. "Évitez les miroirs la nuit." Ces mots, prononcés avec une gravité presque solennelle, résonnaient comme une mise en garde qu’elle ne pouvait ignorer. Elle jeta un regard au miroir suspendu sur le mur d’en face. À cette heure-ci, il ne reflétait que l’image banale de la chambre, mais une tension indéfinissable persistait, comme si quelque chose d’invisible y rôdait, juste hors de portée.
Un son léger interrompit ses pensées. Un froissement… non, un pas feutré. Claire tourna brusquement la tête vers la porte, découvrant qu’elle était légèrement entrouverte. Une intuition inexplicable l’envahit : elle n’était pas seule.
Se redressant, elle s’approcha prudemment, sa main frôlant instinctivement le médaillon. En ouvrant lentement la porte, elle aperçut une petite silhouette immobile dans le couloir. Une fillette, pieds nus sur le tapis usé, la regardait fixement. Ses cheveux blonds cendrés tombaient en boucles autour de son visage pâle, diaphane, et ses grands yeux bleus semblaient sonder Claire avec une intensité presque inhumaine.
« Bonjour, mademoiselle Duval, » dit l’enfant d’une voix douce mais étrangement assurée.
La surprise fit naître un frisson le long de la colonne vertébrale de Claire. « Bonjour… et toi, qui es-tu ? » demanda-t-elle, sa voix teintée d’une curiosité prudente.
L’enfant ne répondit pas immédiatement. Elle inclina légèrement la tête, serrant contre elle un carnet de croquis. Puis, avec un sourire énigmatique, elle murmura : « Isabelle. »
Claire sentit une tension étrange s’installer entre elles, comme si quelque chose d’invisible les liait déjà. Isabelle semblait bien trop grave pour son âge. Ses yeux, vastes et insondables, semblaient contenir des secrets que Claire ne pouvait qu’effleurer.
« Que fais-tu ici, Isabelle ? Est-ce que Madame Dupont sait que tu te promènes seule ? » demanda Claire, cherchant à briser le malaise.
Isabelle haussa légèrement les épaules, une esquisse de sourire flottant sur ses lèvres. « Je voulais voir la nouvelle gouvernante. Ils disent que vous êtes différente. »
« Différente ? » répéta Claire, plissant les yeux.
Sans répondre, Isabelle franchit le seuil de la chambre sans y être invitée, ses mouvements aussi fluides que ceux d’un songe. Elle s’installa sur le tabouret près de la petite table, posant son carnet devant elle. Claire l’observa, fascinée malgré elle.
« Vous portez un médaillon, » dit enfin Isabelle, brisant le silence d’une voix presque chantante. Elle pointa un doigt délicat vers l’objet autour du cou de Claire.
Claire porta instinctivement une main au médaillon, le serrant légèrement. « Oui. Il appartenait à ma mère. »
Les yeux d’Isabelle s’illuminèrent d’un éclat étrange, presque exalté. « Il est revenu, » murmura-t-elle, si bas que Claire faillit ne pas l’entendre.
Ces mots, prononcés avec une clarté dérangeante, firent bondir le cœur de Claire. Elle se pencha légèrement vers Isabelle, cherchant à capter son regard. « Qu’est-ce qui est revenu ? Parles-tu de ce médaillon ? »
Isabelle secoua la tête, un sourire énigmatique toujours accroché à ses lèvres. « Vous comprendrez bientôt, mademoiselle Duval. Mais attention… Les miroirs voient tout. Ils ne mentent jamais. »
Un frisson glacé remonta le long du dos de Claire. Elle tenta de rationaliser les paroles de l’enfant, mais une inquiétude persistante s’installait en elle. Isabelle semblait s’amuser de son trouble, car elle ouvrit son carnet et commença à en tourner les pages.
Claire s’approcha, intriguée. Les croquis, réalisés à l’encre noire, étaient d’une précision troublante pour une enfant. Ils représentaient le château sous différents angles, toujours enveloppé d’ombres menaçantes et de silhouettes indistinctes. Certaines figures, humaines mais déformées, semblaient fondre dans l’obscurité.
« Tu as dessiné tout cela ? » demanda Claire, sa voix trahissant à la fois l’admiration et le malaise.
Isabelle hocha la tête sans un mot. Après un instant, elle dit simplement : « Le château me les montre. »
Claire fronça les sourcils. « Le château ? »
Isabelle releva la tête, ses yeux semblant sonder quelque chose au-delà de la pièce. « Ravencourt vous parle aussi, » dit-elle sur un ton presque rêveur. « Vous ne l’entendez pas encore, mais vous l’entendrez bientôt. »
Les paroles de l’enfant laissèrent Claire désorientée. Ravencourt, un lieu vivant ? Cette idée semblait à la fois absurde et étrangement plausible dans l’atmosphère oppressante du château.
Un dessin en particulier attira son regard. Il représentait un miroir, mais le reflet qu’il montrait n’était pas celui d’un objet ordinaire. Une femme, vêtue d’une robe ancienne, se tenait là, ses yeux emplis de terreur. Les traits étaient semblables aux siens, mais légèrement altérés, comme si une autre version d’elle-même lui faisait face.
« Qu’est-ce que c’est ? » murmura Claire en désignant le dessin.
Isabelle inclina la tête, observant le croquis avec une expression indéchiffrable. « Elle est là, » dit-elle simplement.
Claire sentit une montée d’angoisse. « Qui est là ? » insista-t-elle.
Mais Isabelle referma doucement son carnet, comme si elle venait de révéler tout ce qu’elle souhaitait. Elle se leva du tabouret, ses mouvements aussi silencieux qu’une ombre, et se dirigea vers la porte. Avant de la franchir, elle se retourna une dernière fois vers Claire, ses yeux bleus brillant d’une intensité presque surnaturelle.
« Ne cherchez pas trop fort, mademoiselle Duval, » dit-elle, son ton grave et chargé de sous-entendus. « Certaines vérités font plus de mal que de bien. »
Puis elle disparut dans le couloir, laissant derrière elle une chambre soudain oppressante et lourde de silence.
Seule à nouveau, Claire s’assit sur le lit, serrant son médaillon comme un talisman. Les paroles d’Isabelle résonnaient dans son esprit, éveillant un tourbillon de questions. L’enfant savait quelque chose, cela ne faisait aucun doute. Mais ce qu’elle savait, et si Claire souhaitait vraiment le découvrir, restait une énigme.
Elle tourna lentement la tête vers le miroir. Son reflet était là, immobile, normal. Pourtant, une sensation persistante lui disait qu’il y avait autre chose. Quelque chose qui l’observait, caché juste sous la surface.
Instinctivement, elle détourna le regard, son cœur battant plus fort. Ravencourt, pensa-t-elle, n’était pas seulement un château. C’était un lieu vivant, conscient, et plein de secrets sombres. Isabelle pourrait bien être la clé pour les dévoiler, mais Claire n’était pas sûre d’être prête à affronter ce qu’elle découvrirait.
Un bruit lointain – peut-être une porte qui grinçait ou un cri d’oiseau – brisa soudain le silence. Claire inspira profondément et serra les poings. Peu importe les mystères de Ravencourt, elle était déterminée à les affronter, peu importe le prix.