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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2Errance dans la Caldeira


Sophie

La lumière du matin se répandait sur les falaises de la caldeira tel de l'or liquide, adoucissant le contraste frappant des toits bleus qui se détachaient sur la surface rude de la roche. Sophie arpentait le sentier pavé étroit, son carnet de croquis coincé sous un bras et un crayon suspendu entre ses doigts. Elle s'arrêtait souvent, fascinée par la vue époustouflante—un patchwork de bleus saphirs ondulant en motifs sans fin—mais chaque fois, elle ne parvenait pas à poser son crayon sur la page. Ce qui autrefois était instinctif lui semblait désormais étranger, comme une langue oubliée qu'elle n'arrivait plus à déchiffrer.

Elle sentit sa poitrine se serrer lorsqu'elle s'immobilisa près d'un muret en pierre. La falaise plongeait abruptement vers l'immensité étincelante de la mer en contrebas, un spectacle à la fois grandiose et intimidant. Face à cette immensité, elle se sentait petite, fragile. Insignifiante. Son crayon tremblait au-dessus de la page blanche, comme s’il portait un poids plus lourd que celui de sa propre main.

« Dessine quelque chose », murmura-t-elle, sa voix se perdant presque dans le doux chuchotement de la brise marine. Ces mots résonnaient creux, comme une promesse qu'elle n'était pas sûre de tenir. Sophie serra son carnet de croquis, sentant les bords de la couverture en cuir s'enfoncer dans sa paume. Son regard se posa sur un groupe de maisons perchées plus haut sur la falaise, leurs murs blanchis à la chaux éblouissants sous le soleil. Des escaliers étroits serpentaient entre elles en lignes géométriques nettes, et un vieil homme faisait descendre un âne chargé de bois sur l’un de ces chemins escarpés. Plus bas, le rire cristallin d’enfants jouant près d’une fontaine atteignit ses oreilles, rompant le silence pesant dans son esprit.

Une cascade de bougainvillées magenta débordait d’un balcon voisin, leur couleur éclatante offrant un contraste saisissant avec la blancheur immaculée des murs. La scène était parfaite—vivante, vibrante, comme une invitation silencieuse à être immortalisée. Pourtant, malgré l’intensité de son regard, bien décidée à forcer sa main à capturer cette image sur la page, elle ne pouvait ignorer la sensation que tout ce qu’elle créerait serait désespérément insuffisant. Son crayon restait immobile, sa pointe suspendue au-dessus du papier vierge comme un plongeur hésitant à se lancer dans le vide.

Dans un soupir frustré, Sophie referma brusquement son carnet et glissa son crayon derrière son oreille avec une désinvolture agacée. Son cœur battait fort, non pas d’inspiration mais sous le poids oppressant de l’échec. Peut-être plus tard. Peut-être après un café.

Le sentier sinueux menait au centre du village, où la vie semblait suivre un rythme paisible et mesuré. Le parfum terreux du thym sauvage se mêlait à l’arôme du pain fraîchement cuit, tandis que le tintement discret des verres résonnait dans l’air. En tournant un coin, elle aperçut un petit café dont la terrasse était ombragée par des vignes grimpantes qui s’enroulaient autour d’une pergola en bois. Des tables aux carreaux peints à la main étaient disséminées sur la place, chacune ornée de petits pots de fleurs sauvages. Un chat errant sommeillait sur les pavés réchauffés par le soleil, sa queue battant mollement alors que Sophie s’approchait d’un pas hésitant, comme si elle doutait de sa destination.

« Vous avez l’air d’avoir besoin d’un vrai petit-déjeuner. » La voix était chaleureuse, taquine, mais empreinte de bienveillance, et portait une assurance naturelle.

Sophie se retourna pour voir une femme debout à l’entrée du café. Ses boucles noires striées de mèches argentées encadraient un visage aux yeux pétillants de malice. Elle portait une robe fluide aux motifs colorés, et ses boucles d’oreilles turquoise tintaient doucement lorsqu’elle inclinait la tête. Avant même que Sophie n’ait eu le temps de répondre, la femme lui fit signe d’approcher.

« Venez, asseyez-vous », dit-elle en désignant l’une des tables. « Ici, c’est toujours le premier café qui compte. »

Sophie hésita, serrant son carnet contre sa poitrine. Il y avait quelque chose dans la présence de cette femme—si libre, si accueillante—qu’il semblait presque impossible de refuser. « Je… d’accord », répondit-elle, prenant place sur une chaise dépareillée.

« Bien », répondit la femme avant de disparaître brièvement à l’intérieur du café. Elle revint quelques instants plus tard avec une petite tasse de café noir fumant et une assiette de pâtisseries dorées, nappées de miel scintillant. « Moi, c’est Lila. Et vous, vous n’êtes pas d’ici, » dit-elle en déposant le tout devant Sophie avec un geste théâtral.

« Sophie », répondit-elle, enroulant ses mains autour de la tasse chaude. « Et non, je suis arrivée hier. »

« Hm, je m’en doutais », répondit Lila en s’installant sur la chaise en face d’elle. « Vous avez ce regard. Une touriste, mais pas du genre habituel. »

Sophie haussa un sourcil. « Quel genre, alors ? »

« Ceux qui viennent pour les couchers de soleil et les selfies. » Lila fit un geste de la main, comme pour balayer cette pensée, avant de pencher légèrement la tête, ses yeux se posant sur les bords froissés du carnet dépassant du sac de Sophie. « Mais vous… vous êtes peut-être venue pour autre chose. »

Sophie déglutit, l’inconfort montant en elle. « On pourrait dire que j’avais besoin de changer d’air. De me vider la tête. »

Lila inclina la tête, un sourire légèrement sceptique sur les lèvres. « Vous vider la tête, hein ? Et cela inclut le dessin ? » demanda-t-elle en désignant le carnet, son ton mi-amusé, mi-curieux.

Les doigts de Sophie se resserrèrent instinctivement autour de son carnet, comme si elle protégeait un secret qu’elle n’était pas prête à dévoiler. « On peut dire ça », murmura-t-elle.

Lila s’appuya sur le dossier de sa chaise, un sourire complice étirant ses lèvres, comme si elle voyait au travers des barrières de Sophie. « L’île a une manière de réveiller ce que vous pensiez avoir enfoui. Des rêves, des émotions, même des fragments de vous-même que vous préféreriez oublier. » Sa voix s’adoucit, devenant presque méditative. « C’est parfois écrasant, mais si vous le permettez… cela peut être le début de quelque chose de nouveau. »

Sophie baissa les yeux vers sa tasse, sentant sa poitrine se serrer. Elle voulait croire à ces paroles, mais le poids de son blocage artistique, ce doute persistant qui l’avait suivie depuis New York, ressemblait à une chaîne qu’elle ne parvenait pas à briser.

Lila posa doucement une main sur son épaule. « Finissez votre café », dit-elle d’un ton plus léger. « Ensuite, allez vous promener. Il y a un sentier derrière le café qui mène aux falaises. La vue là-bas… disons qu’elle a déjà débloqué les esprits les plus réfractaires. »

Sophie hocha la tête, touchée par la gentillesse inattendue de cette rencontre. Peut-être que, cette fois, elle trouverait le courage de reprendre son crayon.Elle prit son temps pour savourer le café et les pâtisseries, appréciant leur douceur réconfortante et leur chaleur.

Lorsque la dernière miette eut disparu, elle décida de suivre le conseil de Lila. Le sentier qui partait derrière le café s’élevait en serpentant à travers des touffes d’herbes sauvages, chaque pas libérant un parfum délicat. Le bourdonnement strident des cigales emplissait l’air, se mêlant au rythme apaisant des vagues, bien en contrebas. Sophie s’arrêta pour admirer un petit sanctuaire niché entre les rochers, ses bougies vacillant doucement dans la brise. Elle se demanda qui les avait allumées et quelles prières elles accompagnaient.

Devant elle, les falaises se dressaient, leurs formes escarpées adoucies par la lumière dorée du soleil de fin de matinée. Au bord, la terre semblait plonger droit dans la mer, une vaste étendue infinie de bleu et d’argent. Avec précaution, Sophie sortit à nouveau son carnet de croquis, retenant son souffle en tournant une page blanche.

Cette fois, son crayon lui parut plus léger dans la main. Il resta suspendu un instant, mais la page blanche ne lui semblait plus aussi intimidante qu’autrefois. Certes, elle demeurait impressionnante, mais elle renfermait aussi quelque chose de précieux : une promesse.

Elle posa doucement la mine sur le papier. Les premiers traits furent hésitants, comme des murmures esquissés sur la page. La courbe des falaises, des rochers dentelés émergeant de la pente abrupte. La mer, avec son éclat de lumière et ses ondulations en mouvement constant. Fronçant légèrement les sourcils, elle ajouta une touche de couleur : une explosion de bougainvilliers, leurs pétales magenta insufflant vie et énergie à la scène.

Ce n’était pas parfait—cela ne s’approchait même pas de la perfection—mais c’était un début. Et pour la première fois depuis ce qui lui semblait une éternité, cela lui suffirait.

Quand Sophie releva enfin les yeux, son regard se fixa sur l’horizon, là où le ciel et la mer se rejoignaient pour former une infinité de nuances de bleu. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres. Peut-être que Lila avait raison. Peut-être que cette île possédait réellement le pouvoir de raviver ce qui semblait perdu à jamais.