Chapitre 2 — II
Ce n’était point pour son vicaire que l’abbé Pelfresne prenait ces précautions oratoires ; seul avec celui-ci, il eût tout de suite, et en quelques mots, raconté ce qui s’était passé à l’évêché ; mais devant sa gouvernante son récit ne pouvait pas être aussi franc ni aussi simple.
– Que va dire dame Laïde ? avait été le mot que depuis sa sortie de l’évêché l’abbé Pelfresne s’était répété avec inquiétude ; il allait falloir subir des questions, des plaintes, des reproches, des larmes, des bouderies, toute une avalanche de misères pour un homme qui aimait ses repas assaisonnés de bonne humeur et ses digestions tranquilles.
À ces craintes immédiates s’en étaient jointes d’autres, qui, pour n’être réalisables qu’après un certain temps, n’en étaient pas moins effrayantes. Elle tenait au commandement, à l’apparat, et à toutes sortes de petites satisfactions de vanité qu’elle trouvait dans sa position ; voudrait-elle, cette position changeant, rester au service d’un simple curé en retraite ? Qu’elle le quittât, et c’était une vie à renouveler dans ces mille riens de l’habitude, si puissants pour un vieillard. Sans doute, elle était volontaire, susceptible, quinteuse, mais une autre n’aurait-elle pas aussi ses défauts ? Et quelle autre ferait le cassis aussi bien qu’elle ? et son pot-au-feu ? et sa fricassée de poulet ? et sa manière de border les couvertures ?
Au mot démission, dame Laïde, qui allait et venait autour de la table, s’arrêta net, se demandant évidemment si son doyen avait perdu la raison.
– Voyons, monsieur le doyen, dit-elle après un moment de réflexion, vous êtes doyen, n’est-ce pas ? C’est donc à dire qu’on ne peut pas vous changer ; chacun sait ça.
– Me changer non ; mais on peut m’amener à donner ma démission, ce qui a été fait. Je n’ai plus aujourd’hui la force de résistance que j’aurais pu opposer il y a vingt ans ; pour me retrancher derrière mon inamovibilité, il m’aurait fallu lutter, lutter contre monseigneur, contre le grand-vicaire, contre tout le monde, et je suis incapable de lutter maintenant ; la bataille n’est plus de mon âge.
– C’est donc monseigneur qui vous a forcé à cette démission ? j’aurais dû me méfier de lui : un homme qui ne sait seulement pas ce qu’il mange, qu’est-ce qu’on peut en attendre de bon ? Est-ce que, quand il a dîné ici à la confirmation, il a vu si ma fricassée était faite avec « des poulets de pâte » ou « des poulets de grain ? » À la bonne heure monseigneur Aurélien ; à son dernier dîner, il a très bien reconnu qu’on lui servait de la crème de six heures ; mais monseigneur Aurélien était de noblesse, il savait manger ! monseigneur Hyacinthe, c’est un parvenu.
– Il ne faut juger personne, Laïde, je vous l’ai déjà dit ; encore moins ceux que nous ne connaissons pas.
– Par ce qu’il fait pour vous, il me semble qu’il se fait assez connaître.
Habitué à ces prises d’armes entre le curé et sa servante, le vicaire s’était fait une loi de n’y jamais prendre part ; il tendait le dos, et, la tête penchée sur son assiette, il laissait d’ordinaire passer l’orage, comme s’il eût été sourd. Mais, ce jour-là, il crut devoir intervenir.
– Il est de fait, dit-il, que monseigneur pour ses débuts paraît n’avoir pas le respect des droits acquis.
– Hé, mon cher abbé, c’est précisément parce que monseigneur en est à ses débuts dans le diocèse qu’il est contraint à des mesures qui doivent le peiner. Vous savez, comme moi, qu’on l’attend à ses premiers actes, et la vérité est qu’on l’attend avec défiance parce qu’il a contre lui son origine gouvernementale. Est-il ou n’est-il pas l’homme de l’Empereur, je n’en sais rien, et à parler sincèrement je crois qu’il est avant tout l’homme du devoir et de la conscience ; mais, enfin, on le tient en suspicion, et s’il veut avoir son clergé dans la main, il est condamné, pendant les premières années, à faire acte d’autorité chaque jour, sans supporter la résistance. Le malheur veut que cette autorité ait à s’exercer sur moi en ce moment. Je n’ai qu’à céder.
– Mais pourquoi sur vous plutôt que sur un autre ? s’écria la gouvernante, en posant si violemment une assiette sur la table que les bouteilles vacillèrent ; qu’est-ce qu’on a à vous reprocher ? Votre paroisse n’était-elle pas la plus tranquille du diocèse ? Ne donnez-vous pas tout votre bien aux pauvres ? N’êtes-vous pas un saint homme de Dieu ?
Si le doyen argumentait avec sa gouvernante, il n’aurait jamais raison ; aussi, sans lui répondre directement, s’adressa-t-il à son vicaire qui, deux fois, avait vainement essayé d’imposer silence à la vieille fille par ces chuts étouffés que prononcent si discrètement les gens d’Église.
– J’arrive à l’évêché. Monseigneur était dans son cabinet avec M. le premier vicaire. En me voyant, celui-ci se lève pour se retirer, ce qui commence à m’inquiéter ; monseigneur le retient.
– Vous savez pourquoi j’ai mandé M. le curé d’Hannebault, dit-il, restez donc, votre concours nous sera peut-être utile.
M. Fichon répond qu’il souffre beaucoup de ses intestins, mais enfin il reste. Monseigneur me dit toutes sortes de bonnes paroles, s’informe de ma santé, me cajole ; puis, à la fin, il aborde le sujet pour lequel il m’a écrit.
– Vous savez, n’est-ce pas, mon cher curé, qu’on doit élever une chapelle protestante dans votre paroisse ?
Je réponds que c’est un projet dont j’ai entendu parler, mais dont la réalisation ne me paraît pas prochaine.
– Au contraire, continue monseigneur, nous savons avec certitude que l’édification de cette chapelle est proche ; on veut profiter de ce qu’un certain nombre d’ouvriers anglais se sont établis dans votre vallée en ces dernières années pour élever un temple anglican à notre porte, dans un pays jusqu’ici pur dans sa foi catholique ; c’est une intrigue de trois ou quatre industriels que nous pourrions vous nommer.
– Nous connaissons leurs noms et leurs manœuvres, dit M. Fichon de sa voix nette.
– Que comptez-vous faire dans ces circonstances, mon cher curé ? dit monseigneur.
Je restai un moment sans répondre, mais heureusement j’ai pris l’habitude de ne point accommoder mes paroles au gré de mes interlocuteurs.
– Je ne vois rien à faire, dis-je, ces ouvriers n’avaient pas de pasteur, ils vont en avoir un ; il me paraît que ce sera un bien pour leur âme.
– Pourquoi ne dites-vous pas pour leur salut ? interrompt M. Fichon.
– Parce que je ne le crois pas ; j’ai parlé au point de vue de la morale, non à celui de la foi.
– Si vous aviez eu vingt ans de moins, continua monseigneur, auriez-vous parlé ainsi ?
– L’âge n’a point refroidi ma foi.
– Non, certes, mon cher curé, mais peut-être a-t-il atteint votre zèle et votre activité ; quel âge avez-vous ?
– Soixante-dix-sept ans.
– Soixante-dix-sept ans et sept mois, interrompit le vicaire général ; vous êtes né le 15 novembre, cela fait même sept mois et onze jours.
– Je ne suis pas le plus vieux du diocèse, il me semble ?
– Non, continua M. Fichon, le curé d’Osmanville a soixante-dix-huit ans et celui de Bezu-Bas soixante-dix-neuf ; mais Osmanville est une paroisse de 456 âmes et Bezu-Bas n’en compte que 312 ; il y a loin de ces populations à celle d’Hannebault.
– Et à Osmanville, dit monseigneur, il n’y a pas de protestants, pas plus qu’à Bezu.
Je ne savais où cet entretien devait aboutir et je commençais à être mal à l’aise. D’ailleurs, la parole de M. Fichon a toujours eu la puissance de me troubler ; ce terrible homme, avec sa figure en lame de couteau et sa voix métallique, qui connaît l’âge des curés et de leurs servantes, le casuel de chacun, comme s’il comptait notre bourse tous les soirs, et qui répond à toutes les questions comme s’il lisait dans un grand livre, m’inquiète au premier mot et me paralyse. Je pris mon courage à deux mains, pendant qu’il en était encore temps, et, m’adressant directement à monseigneur :
– Ai-je mérité quelques reproches ?
– Aucun, mon bon curé, je n’ai point de reproche à vous faire ; loin de là.
Et le voilà qui me dit toutes sortes de bonnes paroles. Je sens bien que c’est une préparation, et je m’attends à un rude coup ; mais lequel ? J’avoue que je ne le prévoyais pas du tout.
– Enfin, continue monseigneur, vous voyez que je vous apprécie à votre valeur, mais, précisément pour cela, je ne crois pas que vous soyez un homme de lutte et d’action : or, c’est un homme de ce caractère qu’il nous faut présentement à Hannebault ; voilà pourquoi je vous demande votre démission.
– Ma démission !
Je restai abasourdi et j’en serais peut-être encore à chercher une réponse, si M. Fichon n’était pas venu placer son mot dans notre entretien.
– Veuillez remarquer, dit-il, que monseigneur respecte votre inamovibilité, et qu’il ne vous parle pas de remplacement, mais de démission volontaire.
– Mais donner ma démission, c’est abandonner ma paroisse, et je l’aime, monseigneur.
– Voyons, mon cher doyen, vint encore dire M. Fichon, vous pouvez très bien rester à Hannebault et y faire bonne figure. Pendant vos premières années, le casuel n’était pas gros, j’en conviens, mais il s’est accru avec la fortune du pays : depuis dix ans vous avez dû faire des économies, de belles économies ; votre cure est aujourd’hui une des meilleures du diocèse.
Cela me blessa au vif d’entendre parler ainsi de mes économies.
– Monseigneur ! m’écriai-je sans répondre à M. Fichon, on dit dans votre clergé que M. le premier vicaire général connaît à un sou près le casuel de chacun de nous, et qu’il sait le compte juste de nos chemises dans nos armoires et de nos bouteilles de vin dans nos caves, mais pour moi sa science est en défaut. Je n’ai point d’économies, ni belles, ni petites. J’ai pour fortune un petit bien qui me vient de mes parents et qui rapporte cinq cents francs de fermage, c’est toute ma fortune. Quant à mon casuel, qui a été chaque année en grossissant, cela est vrai, il est parti parce que, chaque année, mes dépenses ont été aussi en grossissant ; partis de même sont les 1,500 francs de l’État. Comment ? je serais embarrassé de l’établir au juste. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il y a deux ans, une épidémie de petite vérole a sévi parmi les ouvriers anglais établis depuis peu dans le pays ; il y a eu bien des misères à soulager ; je n’ai pas regardé si elles étaient catholiques ou protestantes ; il y a eu des mères veuves, des orphelins à rapatrier, je me suis endetté de trois mille francs, sur lesquels je dois encore quatre cents francs. Cela, je le sais parce que j’ai une dette. Mais où est passé l’argent que j’ai pu gagner il y a trois ans, il y a quatre ans, il y a dix ans, je n’en sais rien.
Monseigneur m’écoutait en me regardant en face, M. Fichon les yeux baissés sur les boucles d’argent de ses souliers vernis.
– Ce que vous m’apprenez là, dit monseigneur, me surprend beaucoup, mon cher curé ; mais vous pensez bien, n’est-ce pas, que si vous n’avez pas la position que je vous supposais, celle qui vous sera faite, votre démission donnée, ne sera cependant pas précaire ? l’État sert une pension de cinq cents francs aux vieux prêtres, et l’évêché dispose de fonds de retenue dans lesquels je vous promets de prendre pour vous.
Ces paroles me firent froid ; cependant je n’étais pas au bout.
– Il y a une loi, dit M. Fichon, qui fixe la mise à la retraite des militaires, il y en a une aussi qui fixe celle des magistrats ; s’il n’y en a point pour le prêtre, c’est que la conscience du prêtre doit rester toujours assez élevée pour se faire justice à elle-même quand l’heure a sonné.
– L’heure de la retraite a donc sonné pour moi ?
– Je ne dis pas cela, mais celle des infirmités, peut-être même des impossibilités : appelé près d’un agonisant, êtes-vous sûr, monsieur le curé, d’entendre toutes les paroles de sa confession, si cette parole est faible, comme il arrive souvent ?
Je regardai M. Fichon en face ; tout à coup, je ne l’entendis plus parler, et cependant ses lèvres s’agitaient toujours avec les mouvements propres aux paroles.
– Qu’est-ce-donc ? dis-je après un premier moment de surprise.
– Une expérience, répondit monseigneur. Vous avez l’oreille dure, mon cher curé, ce n’est certes point un crime, mais c’est un inconvénient grave chez un prêtre : M. le vicaire général vient de parler, et bien que sa parole fût perceptible pour quelqu’un qui n’eût pas été sourd, vous ne l’avez pas entendue.
Je n’en demandai pas davantage, je me levai pour aller m’asseoir devant une petite table placée au bout du bureau de monseigneur. En trois lignes ma démission fut écrite. Mais au moment de la signer, une réflexion me vint, et je m’arrêtai.
– Je conviens, dis-je à monseigneur, qu’il serait plus digne à moi de signer cette démission sans ajouter un mot et sans rien demander ; mais j’ai des intérêts à faire passer avant les miens. En abandonnant Hannebault, ce qui ne touche que moi, j’abandonne aussi mon vicaire, ce qui le touche lui et tout particulièrement, car il reste isolé.
– Nous penserons à lui.
– Eh bien, monseigneur, permettez-moi de vous demander d’y penser tout de suite : M. l’abbé Havelu est un des meilleurs prêtres de votre diocèse ; c’est une haute intelligence, un cœur dévoué, une âme chrétienne dans toute la rigueur du mot.
– M. l’abbé Havelu, interrompit le vicaire général, possède, j’en suis certain, toutes les qualités que vous lui reconnaissez, mais, par malheur, il n’a pas l’esprit d’obéissance et de discipline ; au séminaire, il se roidissait contre l’enseignement de ses professeurs ; aujourd’hui il se révolte contre les ordres de ses maîtres ; son opposition nous est connue, et nous savons qu’il est l’inspirateur et le soutien de quelques jeunes prêtres qui marchent les yeux fixés sur lui ; le malheureux abbé Jousselin, qui a abandonné le diocèse pour aller à Paris, était son ami et il l’est encore, j’en ai les preuves.
Je vis que j’étais battu si je laissais M. Fichon continuer ; il allait vous accuser d’écrire dans les journaux, de prêcher la révolte, d’être un nouveau La Mennais ; je l’interrompis et posai nettement la question : si on vous nommait desservant de Saint-Réau, je signais ma démission ; sinon, non.
La discussion fut longue, M. Fichon se fâcha, à la fin je l’emportai. Vous êtes et je ne suis plus. Quant au reste, tout ce dont je me souviens c’est que mon successeur, car on l’avait dans la manche, viendra demain visiter sa nouvelle paroisse ; il n’est pas du diocèse et il veut voir par ses propres yeux ce qu’on lui a proposé. Il arrivera ici par la voiture de midi. Vous voudrez donc bien, Laïde, nous faire un dîner convenable.
À ce mot, la gouvernante fut sur le point d’éclater, mais son curé lui ferma la bouche.
– N’allez-vous pas vous fâcher, dit-il avec bonhomie, tandis que moi je ne me fâche pas ? Prenez donc les choses comme elles viennent, et, dans le mauvais, cherchez ce qu’il y a de bon ; c’est une consolation : je me plaignais que le barbier m’écorchait en me rasant, je vais pouvoir laisser pousser ma barbe. Voilà une petite compensation, chaque jour nous en apportera une nouvelle.
– Tenez, monsieur le doyen, s’écria Laïde, vous me faites perdre la tête, mais je vous promets de ne rien dire, car j’en dirais trop ; un mot seulement, un seul mot : faites-moi comprendre pourquoi vous avez donné votre démission, puisque vous n’y étiez pas forcé.
– Parce que, dit-il d’une voix douce, j’avais dix raisons pour le faire, dont la principale est celle-ci : j’ai soixante-dix-sept ans ; les années qui me restent à vivre, s’il m’en reste, sont des années de grâce ; je ne veux pas qu’elles soient empoisonnées par le souffle de la lutte : si Dieu me frappe demain, je ne veux pas paraître devant lui l’âme ulcérée ; enfin parce que je veux mourir bien, en paix avec tout le monde, même avec moi.
Elle le regarda un moment sans répondre, indécise, troublée, touchée, puis courbant la tête :
– Vous êtes un saint, dit-elle, bénissez-moi, monsieur le doyen : demain vous aurez un bon dîner.
Le vicaire avait tenu ses yeux fixés sur son assiette pendant ce petit discours ; quand il releva la tête, deux larmes roulaient le long de ses joues.
– Ces larmes que je ne veux pas cacher, dit-il, vous montrent mon émotion ; je vous admire et pourtant je ne peux pas m’empêcher de regretter que vous ayez cédé ; et ce n’est pas l’intérêt personnel qui m’anime, ce n’est pas le chagrin de me séparer de vous, ce n’est pas davantage la juste indignation contre l’injustice dont vous êtes victime, c’est l’intérêt de l’Église. Oui, vous avez oublié cet intérêt en faiblissant devant monseigneur. Ce sont ces faiblesses répétées qui font la force des évêques et l’esclavage du clergé.
– Mon ami, soyez prudent.
– Je le suis, je le serai, mais pas cependant jusqu’à ne pas confesser ma foi : nous sommes à une époque critique, décisive même ; c’en est fait de l’Église si le despotisme triomphe ; il faut empêcher ce triomphe et préparer celui de la liberté ; c’est notre droit ; pour moi, c’est mon devoir, et, en agissant ainsi, je ne crois pas être pour l’Église ce qu’Absalon a été pour David, un fils ingrat et révolté.