Chapitre 3 — III
Le lendemain, à onze heures et demie, l’abbé Pelfresne se promenait devant le café du Progrès, attendant la voiture de Condé-le-Châtel ; mais elle était en retard et elle n’arriva que quelques minutes avant midi.
À peine était-elle arrêtée que les voyageurs de l’impériale et de l’intérieure sautèrent à terre, mais la personne qui était seule dans le coupé ne quitta sa place que lorsqu’on lui ouvrit la portière ; alors elle descendit sans se hâter, ni s’attarder, en homme qui concilie le prix du temps, les précautions de la prudence et le décorum.
C’était un ecclésiastique d’une quarantaine d’années, vêtu d’une soutane de mérinos brillant, chaussé de souliers vernis à boucles d’argent et coiffé d’un chapeau soyeux, aux ailes légèrement relevées, un chapeau a la dernière mode.
L’abbé Pelfresne s’avança vivement au-devant de lui.
– Je suis l’abbé Pelfresne, dit-il, le curé d’Hannebault d’aujourd’hui.
– Et moi je suis l’abbé Guillemittes…
– Le curé d’Hannebault de demain ; je suis venu au-devant de vous pour vous prier de partager mon dîner avant que vous visitiez votre église et votre paroisse.
L’abbé Guillemittes ne s’attendait sans doute pas à cette invitation. Il resta un moment embarrassé ; mais il était difficile de refuser.
– Je ne sais vraiment… balbutia-t-il.
– Avez-vous dîné ?
– J’ai déjeuné.
– Moi aussi, ce qui ne m’empêche pas de dîner ; par conséquent vous dînez avec moi.
Bien entendu, dame Laïde n’avait pas gardé pour elle la démission de son curé, et le soir même le pays entier avait su que le successeur probable de l’abbé Pelfresne devait venir le lendemain visiter Hannebault.
Aussi les deux ecclésiastiques, en montant la rue rapide et caillouteuse qui de la mairie conduit à l’église, étaient-ils le but de la curiosité générale. Chacun était sur le pas de sa porte, et rares étaient les gens discrets qui se cachaient derrière leurs rideaux, se dominant assez pour ne relever qu’un coin de la mousseline.
– On s’attendait donc à une visite pour aujourd’hui ? dit l’abbé Guillemittes, qui, tout en marchant posément et sans paraître porter attention à ce qui se passait autour de lui, remarquait parfaitement l’effet qu’il produisait.
– Il est probable que ma gouvernante en a parlé, car je vous assure que quand je me promène seul, on ne s’empresse point ainsi pour me voir ; vous mettez le pays en révolution.
– Ou tout du moins les langues en évolution.
Ce mot, qui avait une certaine prétention littéraire, était en tout cas parfaitement fondé : comme les vagues d’une marée montante, les bavardages et les jugements les accompagnaient et les enveloppaient à mesure qu’ils gravissaient la côte, se succédant divers et changeants selon le caractère ou la position sociale de ceux près desquels les hasards de la route les faisaient passer.
Devant une maison que des panonceaux dorés indiquaient comme celle du notaire, deux messieurs étaient arrêtés et causaient : le notaire et M. Chaudun, le médecin. Lorsque les ecclésiastiques passèrent devant eux, ils les saluèrent, puis, quand ceux-ci se furent éloignés, ils se communiquèrent leurs impressions.
– Que pensez-vous de notre nouveau curé ? demanda le notaire.
– Il me produit un singulier effet, on dirait qu’il y a en lui deux ou trois personnes.
– Tous les calotins sont doubles.
– Mais non, mon cher ; en tous cas, celui-là est triple.
– Alors c’est la Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
– Ou plutôt le dieu, le diable et l’homme.
Dans un groupe de femmes qui, par sa composition, représentait assez justement la classe boutiquière d’Hannebault, les jugements allaient moins loin et s’en tenaient seulement à l’extérieur.
– C’est un bel homme.
– Il marche bien ; ni trop vite, ni trop lentement.
– On dirait qu’il porte le saint sacrement et qu’il compte ses pas.
– Cela s’apprend au séminaire. Mon neveu Montaux me disait qu’il avait été puni parce qu’il avait monté l’escalier du dortoir en sautant deux marches à la fois.
– Avez-vous vu ses yeux quand il les a relevés ?
– Oui, des charbons ; ce n’est pas lui qui confessera ma Clémence.
– Et qui donc, quand M. Pelfresne ne sera plus là ?
– M. le curé de Rougemare.
– L’abbé Lobligeois ? Ce ne serait pas mon homme ; j’aime encore mieux celui-là, quoiqu’il ait le nez trop mince.
– Mesdames, je vous dénonce mademoiselle Aufry, elle ne trouve pas le nez du curé assez gros pour elle.
Entre la ville neuve et le vieux bourg, la rangée de maisons qui borde la route s’interrompt et elle est remplacée par des haies enclosant les jardins et les cours des paysans : comme les boutiquiers et les bourgeois, les cultivateurs étaient venus s’accouder sur leurs barrières pour voir le nouveau curé.
– Voilà un monsieur qui nous fera peut-être bien regretter le bonhomme Pelfresne, dit un herbager, nommé Halbout ; c’est un citadin, ça n’entrera pas dans les maisons pour boire une mocque, ou dire une bonne parole à un pauvre homme ; ça voudra du nouveau, du brillant ; ça fera la guerre à l’argent.
– Pas au mien, toujours.
– Ni au vôtre, ni au mien, mais à celui de nos femmes, et quand les femmes et les prêtres se mettent ensemble, bien malin qui leur résiste.
Si les opinions ne se formulaient pas plus nettement sur le compte de l’abbé Guillemittes, la faute n’en était pas tant aux habitants d’Hannebault qu’à celui qu’ils examinaient.
C’est une chose difficile que de juger un homme à première vue ; mais combien plus difficile encore est-elle lorsqu’il s’agit d’un prêtre ! Qu’est-il resté de naturel en lui, après qu’il a reçu l’éducation du séminaire ? Ne lui a-t-elle pas coupé la tête comme le greffeur coupe celle du sauvageon ? Si la soudure est bien faite, distinguez donc la branche naturelle de la branche greffée. Le séminaire fait un cadavre de l’homme que la nature lui donne ; que prend-il à ce cadavre pour former l’homme qu’il nous rend ?
Qu’était celui-là ? Est-ce la bienveillance qui a empreint un sourire continuel sur son visage, ou bien est-ce l’étude et l’habitude ? Quand ce sourire s’accentue, il pince d’ailleurs d’une façon désagréable le nez déjà trop mince, et découvre des dents aiguës qui semblent disposées à mordre. Les larges épaules, la poitrine développée, la taille carrée, les cheveux noirs et rudes, la barbe épaisse qui teint en bleu foncé la peau du visage, tout cela indique en lui un homme sain, solide ; et cependant les oreilles et le nez exsangues, le teint blême, les lèvres pâlies n’inspirent point une grande confiance dans cette apparence de santé. Que cherchent ses yeux perçants lorsqu’il les pose sur vous ? Est-ce la bonté qui les anime, n’est-ce pas plutôt la seule curiosité ? Il y a de l’idéalité dans le haut de son crâne fuyant, de la bestialité dans ses fortes mâchoires et son menton charnu. Comment se reconnaître au milieu de ces indications contradictoires ? Une seule chose apparaît certaine et positive ; une volonté énergique. Mais la volonté entretient le mouvement dans les différents rouages de la machine, elle ne le donne pas. Où est l’étincelle ? où est le grand ressort ? C’est en vain que l’œil de l’observateur cherche à le deviner.
Dame Laïde avait trop le respect des « messieurs prêtres » pour ne pas traiter de son mieux, malgré sa colère, le convive de son maître. Quel que fût ce convive, quelles que fussent ses intentions, pour elle c’était un prêtre, et à ce titre il avait droit à une nourriture privilégiée ; les servantes de curé arrivent facilement à croire que l’estomac d’un prêtre est un tabernacle.
Le dîner était excellent et servi dans la grande salle à manger, avec tout le luxe de linge et de vaisselle qu’on pouvait se permettre à Hannebault.
– Goûtez-moi cette fricassée de poulet, dit l’abbé Pelfresne, c’est d’ordinaire le triomphe de ma gouvernante : on se transmet dans les bonnes maisons d’Hannebault sa recette, qui était celle de Mgr de Coutances.
Non seulement l’abbé Guillemittes mangea deux fois de cette fricassée fameuse, mais encore il prodigua les compliments à dame Laïde : il eut des mots sentis qui montrèrent qu’il savait manger.
La pente du terrain fait qu’en sortant du presbytère on ne voit de l’église que le clocher et le sommet du portail. Lorsque l’abbé Guillemittes aperçut ce clocher chancelant et ce portail lézardé, il perdit son sourire. Mais lorsque, par une porte latérale, il eut pénétré dans l’église elle-même, et vu d’un coup d’œil rapide son état de délabrement général, sa figure s’allongea tout à fait.
– Notre église ne vous charme point, dit l’abbé Pelfresne qui suivait attentivement les impressions de son confrère : elle est, j’en conviens, en assez mauvais état ; il en est d’elle comme de moi, notre âge fait notre malheur. L’architecte diocésain me le disait l’année dernière encore, « ces antiquités coûtent très cher à réparer, si l’on veut leur conserver leur caractère ; il faut les laisser s’en aller en se contentant de les soutenir tant bien que mal. »
– Il n’a guère soutenu celle-là, il me semble.
– Elle tient bien encore, allez, et elle usera plus d’une génération de chrétiens.
– Si toutefois ils veulent entrer sous sa voûte qui menace ruine.
– Là où la mère a prié, l’enfant viendra prier aussi. Au reste, si les hommes n’ont pas fait grand’chose pour notre église, attendez un peu, et voyez ce que Dieu a fait pour elle : mettez-vous là.
Disant cela, il le fit adosser au maître-autel, et descendant le chœur, traversant la nef dans toute sa longueur, il alla ouvrir à deux battants la grande porte du portail.
Le jour étroitement mesuré par les petites fenêtres géminées était sombre dans la vieille église, mais lorsque la porte fut ouverte, un flot de lumière l’inonda et, reflété par les pierres luisantes du dallage, l’éclaira de bas en haut. L’effet fut réellement magique pour l’abbé Guillemittes, qui vit instantanément se déployer devant lui un horizon immense : debout sur la plus haute marche de l’autel, il faisait face à la porte ; lorsque celle-ci roula avec un grincement sur ses gonds rouillés, sa vue enfermée entre les murailles et la voûte noire de l’église comme dans le tube d’un gigantesque télescope, plongea tout à coup sur une vaste étendue de pays dont les champs, les prairies, les rivières, les arbres et les maisons s’éparpillaient çà et là sous un soleil d’été. Dans un rayon de sept ou huit lieues, en bas, de tous côtés, l’œil ne rencontrait que la verdure qui, bleuissant au lointain, se noyait confusément dans le bleu plus sombre de l’horizon voûté.
Pendant qu’il admirait ce spectacle véritablement fait pour frapper l’imagination du cœur et de l’esprit, l’abbé Pelfresne était revenu.
– N’est-ce pas que c’est beau, dit celui-ci, n’est-ce pas que c’est grand et splendide ? L’église est vieille, délabrée, misérable, cela est vrai, mais si vieux et si misérable que nous soyons, nous avons toujours, voyez-vous, un bon côté ; avant de nous condamner, il faut nous étudier, car il n’est si vieille carcasse dont on ne puisse tirer parti quand on le veut. Vous ne vous doutiez pas de ce que vous alliez voir, n’est-il pas vrai, lorsque vous êtes entré sous ces murailles que la mousse verdit ? Ici je n’ai point d’orgues, je n’ai point non plus de maîtrise pour instruire mes enfants de chœur ; toute ma musique se compose d’un serpent, un vieux serpent que joue un peintre-vitrier, musicien seulement le dimanche ; et pourtant à la bénédiction du Saint-Sacrement, quand sur la haute marche de cet autel, je me retourne devant mes chrétiens qui sont là prosternés, depuis ce porche jusqu’au sanctuaire, quand l’encens fume, quand la sonnette tinte, je vous assure qu’il faudrait avoir une âme de pierre pour n’être point touché. « Benedicat vos omnipotens Deus. » Oui, Dieu est là qui vous bénit, qui bénit vos champs, vos moissons ; retournez-vous et voyez donc si vous pouvez ne pas l’adorer et le remercier ! Le plus habile décorateur, le plus grand architecte c’est encore le bon Dieu ; ce que les Grecs ont trouvé de mieux dans l’art, c’est la feuille d’acanthe, et ils l’ont tout simplement copiée. Quand on a devant les jeux un tableau comme celui qui se déroule là-bas, l’or des corniches, les broderies des chasubles n’ajoutent rien à la pompe de l’office.
– Si nous allions jusqu’au portail ? dit l’abbé Guillemittes en interrompant cet accès d’enthousiasme.
Le portail s’élevait sur un perron de trois marches, et de ce perron la vue s’étendait librement sur le paysage.
La première maison qu’on trouvait devant soi était le presbytère, dont le toit moussu n’arrivait pas jusqu’au niveau du plateau sur lequel était bâtie l’église. Puis, le village descendait en amphithéâtre en s’élargissant à mesure qu’il gagnait la vallée : la rue se divisait en deux parties à peu près égales jusqu’à la grande route qui la coupait en croix. Alors, au milieu des arbres, çà et là, s’élevaient les hautes cheminées des machines à vapeur qui déroulaient lentement leurs câbles de fumée, et traçaient jusque dans le lointain le cours de la rivière. Quand celle-ci, dans ses détours nombreux, se présentait de face, on voyait ses eaux briller sous les rayons du soleil et des cascades argentées tombaient des roues en mouvement. Puis, à mesure qu’on s’éloignait de la ville, on voyait l’agriculture remplacer l’industrie ; dans les herbages enclos de hauts arbres, des bœufs à l’engrais ; sur les coteaux des moissons ; et ainsi toujours, se succédant dans une infinie variété selon les accidents du terrain, des prairies, des champs et des bois, surtout des bois ; non qu’il y eût des forêts dans la contrée cependant, mais parce que chaque pièce de terre était entourée d’arbres, chaque chemin, chaque ruisseau était bordé d’arbres et que toutes ces branches, toutes ces feuilles, toutes ces verdures, se mêlant dans la confusion du lointain donnaient au pays entier l’aspect d’une immense forêt.
– Cette vue est superbe ! s’écria l’abbé Guillemittes.
– Ce clocher que vous voyez là-bas est celui de Marcouville, et Marcouville est à huit lieues d’ici ; de tous côtés vous voyez que la vue est libre, et notre église occupe le centre d’un rayon de 25 à 30 kilomètres.
– Oui, la situation est admirable, splendide et bien faite pour un monument élevé à la gloire de Dieu.
– Ce monument le voilà, dit l’abbé Pelfresne montrant sa vieille église, dont il était tout fier.
– Non un monument comme celui-ci, en ruine et délabré, mais une cathédrale digne de cette situation, qui domine au loin et étende sur tout le pays sa protection. En arrivant j’étais, je vous l’avoue, hésitant, car j’avais d’autres idées, d’autres rêves, si vous aimez mieux. Hannebault ne m’attirait guère. Mais cette situation change tout, et je veux que cette cathédrale dont je vous parle, s’élève ici.
– Ici ! et où cela, Seigneur ?
– Ici même, à la place de cette vieille église que nous démolirons.
L’abbé Pelfresne leva les yeux au ciel et regarda son jeune confrère. Élever une cathédrale à Hannebault ! Jeter à bas la vieille église !
– Monseigneur m’a envoyé un fou, se dit-il.
Et ce qui le confirma dans cette crainte, c’est que l’abbé Guillemittes, l’abandonnant sans rien dire, se mit à faire le tour de l’église ; vivement il courut après lui.
– Qu’avez-vous donc ? cria-t-il, en le rejoignant au moment où il arrivait sur l’esplanade de la Haga.
– J’étudie l’emplacement.